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en vigueur un système général de muselières dont les muets ne se plaignirent pas, mais dont s’accommodèrent assez mal tous ceux qui se sentaient quelque voix. Nul groupe social ne souffrit davantage de cette suspension des libertés publiques que les nouveaux venus à la vie qui se trouvèrent chargés d’expier les sottises qui les ruinaient et dont ils étaient aussi innocens que l’agneau de La Fontaine est innocent des méfaits dont l’accuse le loup. C’est ainsi que nous avons tous eu à cette époque à payer pour les excès de langage des affreux petits rhéteurs dénoncés du haut de la tribune par M. de Montalembert et pour les excentricités d’action de la vile multitude de M. Thiers, laquelle, après avoir bouleversé l’ordre public par l’incandescence de ses passions, regardait avec une tranquille complaisance des vainqueurs heureux confisquer cette liberté compromise par elle. Le camp naturel de refuge de la nouvelle génération libérale était celui des partis vaincus ; mais là encore elle ne trouvait ni grand appui, ni utiles conseils. Les événemens l’avaient trop désabusée de certaines éminentes sagesses pour qu’elle pût se ranger aveuglément sous leurs drapeaux et se soumettre à leur direction en toute naïve docilité. Il était difficile à des jeunes hommes qui avaient assisté à la révolution de février de se persuader qu’ils ne portaient pas la peine des fautes commises par ces sagesses et de se contraindre assez sévèrement pour ne pas laisser échapper, en y mettant toutes les réserves convenables, qu’à leur humble avis elles avaient quelquefois failli. Repoussée de la vie publique par le régime triomphant, condamnée à l’isolement par les différences d’appréciation politique qui la séparaient des partis vaincus, force fut donc à cette génération de rester de longues années dans un état de malfaisante stagnation et d’y grelotter d’inaction, ou de chercher pour l’emploi de ses facultés toute sorte d’occupations prudentes incapables d’attirer sur elle l’attention des puissans ; questions innocentes, littératures exotiques, généralités inoffensives.

Des jours plus démens vinrent enfin à luire après la campagne d’Italie, mais elle n’en retira pas d’autre bénéfice que la satisfaction à peu près purement platonique de pouvoir dire plus librement sa pensée sur des événemens auxquels elle assistait en spectatrice passive. Un instant cependant, lorsqu’il fut question d’empire constitutionnel, on put croire que ceux des hommes de cette génération qui n’avaient pas été tout à fait brisés par les mécomptes de cette longue attente pourraient prendre enfin une tardive revanche sur la destinée ; mais à peine cette réparation de la dernière heure était-elle entreprise que ces minces espérances disparaissaient dans l’abîme de la guerre de Prusse. La république en succédant à l’empire va peut-être enfin lui créer cette scène qui lui a été jusqu’alors refusée.