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paient les longues heures de route. Je souhaite le bonsoir à ces braves gens, et en réfléchissant à tout ce que j’ai vu et entendu d’eux durant ces quelques heures, j’arrive à une conclusion qu’on devine sans peine : ceux-ci sont dignes de la libre condition qu’ils rêvent.


Larisse, Zarkos.

Six heures de marche à travers la plaine désolée de Thessalie, marais desséché en cette saison. Nous entrons dans un grand village de boue, entouré et coupé de cimetières vagues : c’est Larisse, capitale de la province. Rarement ville a produit sur moi plus triste impression. Elle sent la mort, et ceci n’est pas seulement pris au figuré. Les alluvions croupissantes du Salamvrias, qui déroule son flot jaune autour de Larisse, chargent de fièvres ce triste ciel ; elles sont rendues plus malignes par le mauvais état des cimetières turcs qui usurpent un tiers de la ville, chaos de tombes noyées dans la fange, champs de mort en friche, dirait-on, qui n’ont pas ici leur végétation habituelle de platanes et de cyprès. Aux portes du faubourg, des nègres du Soudan campent dans des huttes : ce sont les restes des bataillons qu’Ali-Tepeleni recrutait en Égypte ; ils ont fait souche ici et continuent à peser sur la terre, comme l’ombre du terrible pacha de Janina. Du moins celui-là faisait vivre le pays, d’une vie sanglante et dure, il est vrai ; mais enfin ce n’était pas le silence de la mort. A chaque pas qu’on fait dans ces provinces, des ponts relevés, des routes réparées, des traces d’une volonté énergique, — la chose rare entre toutes sous ce ciel, — témoignent qu’Ali de Tepelen eût pu faire comme son homonyme d’Égypte, s’il avait réussi comme lui, un grand organisateur. Aujourd’hui Larisse renferme de vingt-cinq à trente mille habitans. La majorité de cette population est turque, grâce à l’appoint fourni par la forte garnison du chef-lieu, mais elle est en décroissance sensible, surtout depuis quelques années ; les naissances ne sont pas en proportion avec les décès dans les familles musulmanes.

Muni d’une lettre pour l’archevêque, je vais frapper à sa porte ; il est absent, et son vicaire me loge dans une chambre basse, meublée d’un divan phtisique ; elle donne, par une fenêtre grillée, sur ces avenues de turbans de pierre qui surmontent les sépultures des croyans. Mon hôte s’excuse de me loger si pauvrement : deux membres de la famille sur quatre sont cloués par la fièvre dans les chambres du haut. C’est l’état normal des habitans de Larisse. Tandis que je me repose sur mon unique meuble, un visiteur entre précipitamment, d’un air fort agité : c’est un dentiste français,