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pas. Il est bien rare qu’en mourant il ne lègue pas une somme considérable à sa ville d’origine pour y fonder une école. D’autres commencent de leur vivant, et on petit citer tel riche banquier de Constantinople ou d’Alexandrie qui consacre chaque année une bonne part de son revenu à couvrir d’écoles primaires et de syllogues la province dont il est originaire, Macédoine, Thrace ou Thessalie. C’est la forme préférée que prend la charité chez le Grec, l’aumône aux esprits. Ambélakia vient de faire un de ces héritages : un de ses fils, établi depuis longtemps à Syra, où il a fait fortune, est mort l’an dernier en laissant un million de piastres à sa patrie pour y bâtir une école. Ce sera un véritable palais, dix fois trop grand pour les besoins locaux : beau luxe, dont on ne saurait blâmer l’excès. On me fait visiter les constructions avec le même orgueil qu’on mettrait ailleurs à montrer un monument historique. A quelques pas est l’ancienne maison déjà fort convenable ; les enfans s’en échappent. J’interroge le fils de mon hôte, un gamin de douze ans. Il sait ses lettres, son histoire sacrée, son histoire grecque, sa géographie ; il répond avec une sûreté et un aplomb surprenans. Aucun enfant de cet âge, dans nos campagnes, n’atteint ce niveau d’instruction. — « Ce n’est rien, me dit-on, vous verrez quand la nouvelle école sera ouverte ! Nous attendons sept professeurs et une institutrice : tous viennent d’Athènes, de l’université ! » — De là on me mène à l’église, puis dans les maisons particulières ; chacun s’arrache le voyageur, tous briguent sa visite, et je finis par passer en revue tous les notables du bourg. Ces hommes, — des cultivateurs et parfois de condition bien modeste, — parlent avec justesse et convenance de toute chose, même de l’étranger. Smyrne, Vienne et Paris leur sont des noms familiers. Il faut dire qu’Ambélakia, aujourd’hui appauvrie, a eu un moment de vive splendeur au commencement du siècle, grâce aux commerces de la soie et de la garance. Ses fils fondaient alors des comptoirs à Smyrne, en Autriche, en France ; le médecin me montre un portrait de son aïeul, en costume de merveilleux du directoire. Il résulte des explications de mes hôtes que cette fortune était due en grande partie au blocus continental. Aussi le nom de Napoléon Ier est-il très populaire à Ambélakia, et son portrait fait-il pendant dans plusieurs maisons à celui du roi George. Celui-ci occupe ouvertement la place d’honneur, comme le souverain légal de la contrée. Sous ce rapport, il n’y a ni divergences, ni obscurité dans le sentiment des Ambélakiotes. Un seul vœu est dans toutes les âmes, un seul nom sur toutes les lèvres : Athènes ! C’est de là qu’on tire tout, les professeurs, les médecins, les journaux, les idées, les modes… et les espérances. C’est vers ce pôle que les yeux sont fixés, comme les cœurs. Il est impossible de ne pas respecter ce patriotisme ardent