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squelette, il recourait aux grands remèdes. Il relisait non plus les épîtres d’Horace, mais Candide, ce livre vrai entre tous les livres, » et il disait : « Tout cela est bel et bon, mais il faut cultiver son jardin sans raisonner. » Quand on cultive son jardin, on oublie l’inquisition et M. Ingres, les moutons rouges du pays d’Eldorado et les procès qui dévorent les héritages ; on ne se souvient plus ni des cabales, ni des critiques, ni des injustices, ni des coups de nerf de bœuf, ni des galères où on a ramé, ni des Bulgares, ni même de Mlle Cunégonde et de sa beauté perdue. Sa bêche à la main, Delacroix se remettait à l’ouvrage ; l’instant d’après, il apercevait un rayon de soleil sur le toit voisin, il entendait chanter un oiseau, la porte de son atelier s’ouvrait, il voyait entrer une figure aimée, et, les petites affaires de cœur y aidant, toute sa gaîté lui revenait, gaîté de lion qui contemple ses griffes et qui sait qu’en définitive le monde appartient aux lions.

La philosophie peut à l’extrême rigueur se passer du bonheur ; le bonheur peut difficilement se passer de la philosophie, il n’est jamais assez complet pour n’avoir pas besoin d’une rallonge. Un grand politique de notre temps, dont toutes les entreprises ont été couronnées d’un succès presque miraculeux, a déclaré que malgré son génie et sa fortune il ne consentirait pas à vivre un jour de plus ici-bas s’il ne croyait à rien. Les uns croient à la Providence, d’autres à la fatalité, ceux-ci à l’éternelle raison, ceux-là à l’aveugle destin ; quelques-uns ne croient qu’à leur jardin et à leur bêche, l’essentiel est de croire à quelque chose. Hommes d’état, artistes, écrivains, tout le monde pourra trouver dans les lettres de Delacroix des maximes et des avertissemens à son usage. Il y a cependant une classe de mécontens qui les liront sans profit ; elles nous apprennent à nous consoler de nos insuccès, elles ne nous apprennent point à nous consoler des succès des autres ; n’ayant jamais souffert de cette maladie, Delacroix n’a indiqué aucune recette pour la guérir. En 1879 comme en 1878, les jaloux, les envieux chercheront vainement un médecin qui les soulage ; ce sont des incurables. Ils nourrissent dans leur cœur un serpent à qui ils se promettent de servir en pâture leur prochain, mais qui finit toujours par les dévorer eux-mêmes. Être mangé par son propre serpent, voilà une triste destinée et un cas désespéré auquel la philosophie ne connaît point de remède.


G. VALBERT.