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les douceurs du premier printemps. « La plus pauvre allée, avec ses baguettes toutes droites, sans feuilles, dans un horizon terne, en dit autant à l’imagination que les sites les plus vantés. Ce petit cotylédon qui perce la terre, cette violette qui répand son premier parfum, sont ravissans. » Il avait raison ; les potentats sont à plaindre, ils ne savent pas fêter la Saint-Sylvestre et ils n’ont jamais cueilli les premières violettes.

Les petits bonheurs n’excluent pas les grands ; le plus grand de tous pour un grand artiste est de croire en soi-même et d’aimer passionnément son art. Mais quand on n’appartient pas à la béate famille des fats et des outrecuidans, l’estime qu’on fait de soi est sujette à de douloureuses intermittences, et quand on adore son art, on est comme tous les amoureux, on a des inquiétudes et des terreurs. Delacroix contestait souvent avec le démon dont il était possédé et qui lui demandait parfois l’impossible, en lui reprochant durement ses impuissances. On le traitait d’improvisateur ; il s’appelait lui-même l’homme aux repentirs, et il considérait le grattoir comme le plus précieux des instrumens. « Que je voudrais m’admirer un peu ! s’écriait-il ; mais je doute plus que jamais de mon infaillibilité. » Au surplus, peut-on se passer longtemps de l’admiration des autres ? Peut-on étouffer en soi l’âpre désir du succès ? « Donnez-moi un désert, s’écriait-il aussi, et faites-moi l’amputation d’un vieux et irascible amour-propre ; je serai encore heureux dans ce monde. » Mais il domptait son cœur ; il le prenait à deux mains et lui disait : Tout beau, ton heure viendra ! Le baron Gérard, avec qui il causait un jour « des côtés sombres de la vie, » lui représenta que ce qu’il y avait encore de préférable, c’était l’enfer et l’atelier. Le travail est un supplice délicieux, et l’atelier est le seul enfer ou habite le bonheur.

Cet aristocrate avait l’amour des plaisirs simples, ce romantique était un sage. Le marquis Gino Capponi, de vénérable mémoire, nous disait jadis que la plupart des hommes ont le grand tort de ne pas faire assez de cas des avantages négatifs. Delacroix savait les apprécier. Il se félicitait de n’être ni un ambitieux vulgaire, ni un critique impuissant, ni un fat, ni un zoïle, ni un faiseur comme il y en a tant parmi les artistes, ni un industriel comme il y en a trop parmi les gens de lettres, ni un marchand de bonnets, ni un Auvergnat marchand de cuivres, ni l’un de ces hommes « qui dès l’âge de vingt-cinq ans ont enfoui leur cœur au fond d’un coffre-fort. » Il estimait qu’un Delacroix sombre, découragé, solitaire, était plus heureux qu’un saltimbanque en vogue, qui voit la foule s’entasser dans sa baraque. Il avait appris d’Horace, qu’il appelait le plus grand médecin des âmes, à philosopher sur la vie, et il savait qu’il ne faut pas trop exiger d’elle, qu’elle a ses lois que nous n’avons pas faites, que ce n’est pas à nous qu’elle rend ses comptes, et