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ma journée ; il me semble que j’attends quelque chose qui ne vient jamais. » Ce qu’il attendait c’était elle ; mais peut-être n’en savait-elle rien, et, soit caprice, soit hasard, elle s’obstinait à demeurer invisible. « Je ne sais comment cela se fait, mais je suis toujours sur l’escalier, et toute la journée je descends dans la cour pour remonter et pour redescendre. Certain bruit de porte que tu connais retentit ; à mon oreille, et souvent j’entends, quand rien ne retentit. J’ouvre, je m’avance d’un air indifférent, et une face à culottes sort de cette porte maudite qui fait tant de train à mon tympan. J’entends encore le bruit, j’accours comme un fouet je m’arrête la main sur le loquet ; je balance, j’écoute au travers des fentes, je mets le nez dehors, j’entends un froufrou de sylphide, la porte d’en haut se referme et je n’ai rien vu. » Cependant il se reprochait sa folie, il tirait son verrou, prenait un livre, et, les pieds sur les chenets, il s’enfonçait dans sa lecture. L’instant d’après, il était de nouveau sur l’escalier, une guitare à la main, et il guettait sa sylphide. Toute sa vie Delacroix a couru sur l’escalier avec ou sans sa guitare, attendant que certaine porte s’ouvrît. La porte s’ouvrait, il se flattait d’en voir sortir la fortune ; le plus souvent il n’en sortait qu’une déconvenue ou qu’un cuistre.

Il est dangereux d’avoir une imagination trop vive, il est dangereux aussi, au point de vue des affaires de ce monde, d’avoir des convictions inébranlables, entières, absolues, qui se refusent à transiger ; de tous les fardeaux c’est le plus noble, mais le plus gênant. Delacroix était trop convaincu pour transiger ; aussi fut-il en guerre jusqu’à la fin avec les opinions courantes, avec les petits hommes pleins d’eux-mêmes, avec le goût officiel, avec la routine, avec toutes les oies du Capitole. Après qu’il eut écrit cette merveilleuse page de peinture qu’il avait intitulée le Massacre de Scio, le directeur des Beaux-Arts le fit venir : c’était pour lui faire non une commande, mais une recommandation ; il l’exhorta paternellement à dessiner d’après la bosse. « Le ciel, écrivait Delacroix, m’a fait la grâce de conserver mon sang-froid pendant ce colloque, où cet imbécile, qui n’a ni sens commun, ni aplomb d’aucun genre, n’en avait plus du tout. » Il ajoutait : « La grande occupation de mon existence, celle qui tient en suspens et en échec les hautes et puissantes facultés que la nature m’a accordées au dire de quelques bonnes gens, c’est d’arriver à payer mon terme tous les trois mois et à vivoter mesquinement ; je suis tenté de m’appliquer la parabole de Jésus-Christ, qui dit que son royaume n’est pas de ce monde. J’ai un rare génie qui ne va pas jusqu’à me faire vivre paisiblement comme un commis. Si j’ai des enfans, je demanderai au ciel qu’ils soient bêtes. »

Toutefois, les commandes arrivèrent ; mais elles rapportaient peu, et on les accompagnait de conditions médiocrement flatteuses pour l’amour-propre du noble artiste. On lui acheta 2,000 francs ses Femmes d’Alger,