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honnêtes ou des influences énervantes qui le pétrissent à leur image. — Nous nous mettons en route : les deux enfans sautent en selle, piquent gaîment à l’avant-garde, et les voilà partis pour aller, s’il le faut, jusqu’aux confins de l’Asie, sans tourner la tête derrière eux. L’arrière-garde est moins forte ; elle est couverte par Christo ; le cafetier de Salonique se dessine comme le plus incommode des impedimenta, et je crains de devoir être son guide, son serviteur et son drogman.

Nous traversons des vallées aux noms illustres, Pydna, Pétra, les défilés d’où les Macédoniens et après eux les Romains de Paul-Emile s’élancèrent sur la Grèce agonisante. Cette terre, se jugeant apparemment de trop fière race pour le travail, ne produit que des souvenirs historiques : de champs et de cultures, il n’y a pour ainsi dire pas de traces sur notre parcours. La route n’en est pas moins gracieuse, tantôt plongeant dans les flots du golfe sur notre gauche, rejoignant la plage aux petites échelles où se balancent les barques de pêche, tantôt remontant à droite sur les pentes orientales de l’Olympe que nous contournons. Vue d’ici, la montagne des dieux est superbe, partagée en deux par un coup d’épée à la Roland, bien ravinée, boisée de chênes et de pins de Larisse. Elle se dresse à 3,000 mètres sur nos têtes, et avant quatre heures son ombre noire assombrit le chemin. Ce phénomène me rappelle les séduisantes théories de Max Muller sur l’origine des mythes ; c’est en voyant le dieu prototype, l’éclatant Phœbus-Apollon, disparaître avant l’heure derrière ces sommets, que les premiers habitans de cette contrée ont été naturellement amenés à lui assigner là-haut sa demeure. Nous trouvons au point culminant de la route le gros village de Lithochôri, où nous passons la nuit. Ce village est admirablement assis dans la verdure, au bord d’un torrent encaissé en abîme, qui s’échappe de la grande fente centrale du massif. De ce point, l’œil plonge dans le cœur du géant, où les rayons du jour ne doivent jamais pénétrer. La nuit n’y tombe pas ; elle s’épaissit sur les noires parois de forêts qui se dressent à l’arrière-plan, derrière les rochers à pic des gorges plus voisines de nous. Ces parois forment en s’évasant un cirque profond, aux bords chargés de neige. Dans ce cratère, disent les chasseurs de la montagne, il y a des lacs d’eau glacée où glissent des cygnes noirs. Un touriste consciencieux tenterait l’ascension du pic : je n’irai troubler ni les cygnes, ni les dieux dont ils portent le deuil. Peut-être les pauvres et gracieuses déités ont-elles regagné leur aire natale, depuis que notre siècle impitoyable les a exilées de la poésie, leur suprême refuge ; peut-être les derniers des immortels grelottent-ils au bord des lacs glacés, comme leurs dernières statues au bord des étangs solitaires de Versailles, de Schœnbrunn ou de Potsdam, en