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Les Grecs, si braves à la mer, sont inquiets et indécis, le vent contraire enforce : je pourrais répéter à mes hommes le mot de César ; malheureusement on n’entend ces mots-là qu’au collège. Je me contente de les inviter à virer de bord, si c’est possible, pour jeter l’ancre à la côte de Roumélie ; ils y réussissent, et la nuit se passe tant bien que mal dans cette balançoire. A l’aube, le vent change, nous retraversons le golfe et, vers onze heures, nous atterrissons à l’échelle d’Ékatérini, sur la plage thessalienne : depuis quinze heures, nous sommes secoués dans notre coquille, trempés comme au sortir d’un bain, tout poudreux d’une poussière blanche de sel marin déposée sur nos manteaux par les vagues.

Deux zaptiés viennent au-devant de moi sur le petit port ; ils ont frété pour mon usage une talika homérique, qui me conduit en une heure au bourg adossé aux derniers contre-forts que le mont Olympe projette vers le nord-est. J’entre dans la grand’salle du konak, l’hôtel municipal de l’endroit. Les personnages qui s’y prélassent sur le divan éventré mériteraient une longue étude : le moraliste y trouverait son profit plus encore que le peintre ; il verrait dans ce petit monde un tableau fidèle de la vie provinciale, il y surprendrait l’explication de bien des faits qui restent obscurs pour l’Occident. — L’homme considérable de la localité est évidemment le « colonel » d’Ekatérini, grand soudard albanais de six pieds, tout gris, au profil inquiétant, jovial et cynique ; prenez un vieux reître flamand dans un fond de tableau de Velasquez, affublez-le d’une défroque qui rappelle le costume de nos zouaves, vous aurez le « colonel » d’Ékatérini. C’est le commandant de la force armée du district, une vingtaine d’Albanais irréguliers, — comme leur chef, — qui traînent leurs haillons et leurs armes de tout modèle sur la place. Cette troupe est chargée de réduire Sotiri et ses huit compagnons, qui opèrent en ce moment sur nos têtes, dans le versant nord de l’Olympe. En examinant ces guerriers et en écoutant leur capitaine, on pense involontairement au mot de Juvénal : Quis custodiet custodes ipsos. Il ne faut pas une longue inspection pour se convaincre que poursuivans et poursuivis doivent arriver vite à s’entendre, sinon à se confondre. Le « colonel » est grand causeur et fort intéressant à écouter. Il ne cache pas que ses hommes, — miliciens ayant achevé leur temps et qui attendent la paie arriérée, volontaires descendus des montagnes avec leur fusil pour gagner quelques piastres, — se dédommagent comme ils peuvent de leurs longs jeûnes et sont aujourd’hui du côté de la légalité comme ils peuvent être demain de l’autre. Lui-même a longtemps traîné son sabre de par le monde, à la suite des armées turques, sans atteindre la fortune, et s’est retiré dans ce canton, qui est le sien, pour y exercer les prérogatives de son grade. Il vit de Sotiri comme le juge vit du