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Quelques jours de vie commune, dans ces étapes du voyageur, créent des liens d’amitié plus solides que des années de voisinage dans nos villes. Ce toit familier qui vous abrite une heure entre de longues semaines d’isolement et de fatigues, c’est un coin de patrie et de foyer placé par le ciel sur la route. Je l’ai toujours quitté le cœur gros, quel qu’il fût. Ici surtout il m’est apparu souriant, cachant un jeune ménage, de beaux enfans blonds, un de ces nids honnêtes construits dans l’exil, après de longues années de dur labeur, par ces modestes serviteurs de la France qui portent au loin l’exemple du devoir accompli et l’honneur du nom national. Puisse le bonheur mérité chanter longtemps sur cette maison comme les accords de la valse qui s’en échappent et poursuivent gaîment le voyageur fuyant sur la mer assombrie[1] !


Le mont Olympe, Ékatérini, Lithochôri.

Vraie journée de voyage, avec ses fatigues, ses audaces, son imprévu. La largeur du golfe Thermaïque, entre Salonique et le port d’Ékatérini, au pied de l’Olympe, est d’environ 30 milles marins. Telle est la distance que les bateliers grecs franchissent en une nuit sur de petites barques de quelques pieds montées par deux hommes. Celle où j’ai pris place hier soir s’appelle une peyramare dans le langage des mariniers de Salonique. Nul abri n’y est ménagé : je me couche sur mon manteau au pied du mât, et tandis que mon lit de planches, insensiblement bercé, glisse d’un essor silencieux, je regarde les étoiles passer successivement entre les arêtes des deux voiles qui coupent le ciel au-dessus de ma tête. Cette navigation poétique dure jusqu’au tournant du cap Kara-Bournou ; là, comme nous quittons la terre pour traverser le golfe, le vent s’élève brusquement et grossit de minute en minute, souffletant la grand’voile. La petite coque rampe comme un couleuvre en sifflant sur la crête des vagues et soulève de la proue des gerbes phosphorescentes. Nous embarquons des paquets de mer, la toile humide me fouette le visage ; c’est une singulière sensation de se trouver à un demi-pied de cette eau courroucée qui vous lèche de son haleine salée.

  1. Hélas ! ce souhait n’a pas porté bonheur à la pauvre maison. Quelques mois à peine après que j’en avais passé le seuil, l’horrible catastrophe que tout le monde connaît s’est abattue sur elle. Mon courageux ami a été massacré en remplissant les devoirs de sa charge ; un soir on a rapporté à Mme Moulin et aux deux enfants un cadavre méconnaissable, broyé avec les piques arrachées aux grilles de la mosquée, traîné en lambeaux dans les cloaques de Salonique… On sait le reste de ces hideux détails. Que l’honnête homme tombé en soldat, et plus tristement qu’un soldat, sous le drapeau de la France reçoive ici ce dernier hommage de son hôte.