Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caractériser chaque personnage par un bout de phrase orchestrale qui le présente au spectateur, qui le précède, l’annonce chaque fois qu’il entre en scène, et qui s’attache à lui comme la robe de Nessus, puérilité qui rappelle un peu ces étiquettes naïves qu’on voit sortant de la bouche des gens dans les œuvres des enlumineurs ou des peintres du moyen âge.

Non, s’il y a quelques réformes à introduire dans l’opéra, elles ne doivent pas être ainsi poussées à l’extrême. Ce n’est pas une rénovation que nous propose Wagner, c’est une destruction. Rendons justice d’ailleurs au caractère énergique de l’artiste, à cette ténacité indomptable, à cette conviction de fer qui n’a jamais fait au public la moindre concession. Accordons-lui la vérité et la force du récitatif, une puissance d’action remarquable à certains momens ; par-dessus tout, un talent d’orchestration tout à fait hors ligne et par lequel il aura exercé une influence considérable sur les compositeurs de notre temps. Mais tout cela ne donne pas une œuvre et ne compense pas l’insupportable monotonie de ses derniers opéras, ni la fatigue énorme qu’ils imposent à ceux qui les écoutent ou qui les exécutent.

La tension partout, l’effort toujours, voilà ce qui domine dans cet art surexcité qui n’admet ni repos, ni relâche, et qui semble avoir pour tâche principale de déconcerter les auditeurs en excitant violemment leur attention pour la tromper sans cesse. Par un seul côté, Wagner est resté naïf ; nous voulons dire par cet orgueil en quelque sorte inconscient avec lequel il rapporte tout à lui-même et croit qu’en lui seul résident les destinées et l’avenir de l’art. Toute son esthétique n’est qu’à son profit, et derrière ses pompeuses théories il abrite, sans aucun embarras, l’apologie de ses propres œuvres. Sur ce point, Wagner est intraitable, et l’on imaginerait difficilement toutes les conditions, tous les sacrifices qu’il a réclamés comme nécessaires à l’accomplissement de sa mission.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant, il y a plus de calcul et d’habileté qu’on ne croirait derrière cet apparent dédain du public. La façon cavalière dont on traite celui-ci cesse d’être dangereuse quand on s’est assuré d’avance certains concours avantageux et quelques amitiés bien choisies. S’il le prenait de haut avec la foule, Wagner n’avait pas négligé de se ménager des protecteurs. Ceux qu’il enrôlait ainsi à son service étaient flattés de devenir les apôtres du nouveau culte. Plus la chapelle était exiguë, plus les abords en étaient difficiles, et plus on se pressait pour y entrer. Le maître réservait pour ses adeptes une puissance de séduction dont ceux qui l’ont approché s’accordent à vanter le charme. Né et élevé sur les planches, Wagner est toujours resté comédien, non-seulement par son entente des choses du théâtre, mais par la variété des ressources