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tranquillement avec la pièce de gibier ; les essais de perception des taxes par les agens du fisc ottoman se terminent souvent par des tueries de ce genre. Il y a peu de jours, des zaptiés turcs ont voulu pénétrer de vive force dans la maison d’un contribuable récalcitrant : le père était aux champs, ses deux fils au logis ; l’un d’eux décroche son long fusil à pierre et blesse un des soldats ; les camarades du blessé ripostent, tuent les deux frères : le père entend la fusillade, revient du travail, et meurt en se battant sur le seuil de sa maison. D’ailleurs on a rarement le mauvais goût de rappeler les taxes et le tribut à de pareils débiteurs ; Arnautes musulmans et Guègues catholiques vivent en fait dans leurs montagnes absolument indépendans de tout autre pouvoir constitué que celui de leur clan. Quand les grands capitaines ottomans ont su entraîner ces populations belliqueuses à leur suite, ils en ont tiré leurs meilleurs soldats. Ce semble être leur vocation de courir la terre à la suite des conquérans. Si l’on songe à l’antiquité de cette race, préexistante toutes celles de la péninsule illyrique et dont l’origine et la langue défient encore les investigations de la science, on se convainc que la glorieuse phalange d’Alexandre a puisé sa principale force dans ces montagnards, plutôt que dans le sang appauvri des Grecs de Macédoine. Ce sont eux que les historiens désignent sous le nom vague d’Épirotes. Ainsi, de notre temps, c’est un noyau d’Albanais, conduit par Méhémet-Ali, l’un des leurs, qui a conquis l’Égypte et la Syrie. Ces rudes Arnautes en imposent encore au Turc et à l’Arabe ; plus d’une fois j’ai retrouvé dans les villes du haut Nil, aux portes de Nubie, quatre ou cinq de ces vieux compagnons du grand pacha, qui maintenaient seuls une population nombreuse de fellahs et la conduisaient à la corvée, une baguette à la main ; de même, pensai-je, les pères de ceux-ci, les quelques garnisaires qu’Alexandre pouvait détacher de sa petite armée, devaient maintenir par la terreur de leur nom les villes populeuses d’Assyrie, de Perse, d’Égypte, que le jeune victorieux, avait conquises en courant.

Quoi qu’il en soit de cette thèse historique, il est probable que ces tribus ombrageuses réservent à la civilisation de fâcheuses surprises. Supposons un instant, — hypothèse que rien n’autorise, — l’apparition, de l’OEdipe qui débrouillera l’énigme orientale ; ce magicien a classé et contenté chacune des races qui se disputent la péninsule du Balkan ; reste l’Albanie avec sa population aguerrie, indomptable, réfractaire à toute assimilation aux races voisines, mais ne portant pas en elle, il faut bien l’avouer, les élémens d’un gouvernement régulier et civilisateur ; cette population, admirablement armée et retranchée par la nature, pourra tenir bien longtemps op. échec même les grandes puissances militaires qui entreprendraient de la réduire. Voilà une des difficultés du problème oriental