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insolemment de poser des questions qu’il se charge de résoudre. Il humilie les plus grands personnages par sa sagesse et sa vertu. Si un roi ouvre ses trésors devant lui et prend plaisir à les lui montrer, il lui répond d’un ton de matamore : « Tout cela, ô roi, pour vous ce sont des richesses, mais pour moi, c’est de la paille. » Quelquefois même sa vanité donne lieu à des scènes assez ridicules. Quand il entra en Mésopotamie, le percepteur des péages (établi au pont de l’Euphrate le fit passer dans son bureau et lui demanda ce qu’il apportait avec lui : « J’apporte, répondit-il, la continence, la justice, la force, la tempérance, la bravoure, la patience. » Le percepteur, qui ne songeait qu’au droit d’entrée, prit ces noms de vertus pour des noms d’esclaves, et voulut à toute force faire payer l’emphatique philosophe qui s’évertuait à lui dire : « Ce ne sont pas des esclaves, ce sont des maîtresses. » Nous voilà bien loin de l’Évangile ! Philostrate ne semble pas comprendre ce qui était la nouveauté, ce qui fit le succès de la nouvelle doctrine. Sans doute Apollonius ne traite plus les pauvres gens avec le même mépris que Celse, et l’on nous dit quelque part « qu’il était touché des larmes du peupler » Mais l’on chercherait vainement dans tous les discours qu’il prodigue ces appels touchans aux simples de cœur, aux humbles d’esprit, cette profonde sympathie pour les misérables et les déshérités qui furent l’originalité de l’Évangile. Il ne va pas chercher dans la foule ceux dont l’âme est atteinte de douleurs secrètes, qui cachent dans les replis de leur conscience le remords d’une ancienne faute ; il ne les attire pas à lui par l’attrait du pardon, il se garde bien de proclamer que le repentir rend l’innocence. Au contraire, il dit durement : « On peut empêcher un homme de se souiller d’un crime, mais le purifier une fois le crime commis, la chose n’est possible ni à moi, ni à Dieu créateur de l’univers. » Dans la réforme religieuse qu’il médite, il veut surtout donner plus d’ardeur à la piété et rendre plus étroit le commerce de l’homme avec Dieu. Cependant il n’admet pas la doctrine de la grâce, c’est-à-dire le besoin que l’homme éprouve d’être aidé de Dieu pour faire le bien ; il supprime ce sentiment d’impuissance qui fait qu’on se tourne avec tant de passion vers celui de qui tout peut venir. Lui, qu’on nous dépeint si pieux, si plein de respect pour la Divinité, s’approche des autels la tête haute, et se contente de dire : « O dieux ! donnez-moi ce qui m’est dû. » Ce n’est pas l’humble prière d’un dévot, c’est le ton d’un créancier mécontent. Était-il possible que ce personnage si fier de lui-même, si plein de son mérite, si assuré de la faveur céleste, ce raisonneur raide et froid, à qui n’échappe jamais aucun élan de piété vers les dieux ou de charité pour les hommes, fit naître autour de lui cet entraînement populaire, ces