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absolument rien ; » et il se jette aussitôt dans les récits les plus amusans et les plus incroyables. Tout vit, tout s’anime chez lui. Si le tyran veut nier les crimes qu’il a dérobés aux hommes et qu’il croit ensevelis dans la nuit, on en appelle au témoignage de son lit et de sa lampe, qui ont assisté à ses débauches secrètes, et tous les deux viennent publiquement l’accuser. Mais Lucien est un Grec, et ces inventions capricieuses n’étonnent guère chez un compatriote de Platon. En France, nous sommes plus timides : M. Nisard lui-même, qui n’est pas suspect d’être sévère à l’esprit français, regrette que nos écrivains « n’habitent pas plus souvent ce pays de chimères ingénieuses et charmantes dont la Grèce avait fait son domaine propre. » Voltaire est celui peut-être qui l’a le plus visité. Que d’agréables fictions dans ses romans ! que de surprises ! que d’aventures étranges ! et quel charme de voyager avec lui à travers cet Orient impossible, en compagnie de ces Indiens, de ces Chinois, de ces Perses, qui embrouillent sans cesse les idées de leur temps et du nôtre, qui se moquent si plaisamment de nous et d’eux-mêmes ! Sous ces folies, quel fond solide et sérieux ! que de leçons dans ces extravagances ! Il a mis l’invraisemblable au service de la vérité ; personne chez nous ne rappelle mieux « les gaillardes escapades » d’Aristophane et la verve bouffonne de Lucien, personne, par momens, n’est plus Grec que cet incorrigible Parisien.

Mais là s’arrêtent les ressemblances : pour l’essentiel, Voltaire et Lucien diffèrent. Lucien n’exprime que ses propres idées, il est en lutte avec tous ses contemporains, il vit isolé de son siècle ; Voltaire résume le sien. Il en prend toutes les préférences et toutes les haines, et sa force est doublée par le sentiment qu’il est l’interprète et la voix de tous. C’est sans doute un grand destructeur, mais il ne détruit pas pour le plaisir de détruire : il a ses croyances et son dessein ; son air de scepticisme général recouvre un fond d’idées arrêtées, et sous les ruines de l’édifice qu’il renverse on aperçoit les contours de celui qu’il veut bâtir. Lucien semble n’être qu’un sceptique ; il ruine les systèmes des autres, mais nulle part il ne nous expose le sien. Il est probable qu’il n’en avait pas, et que le dernier mot de sa sagesse se trouve dans ces paroles qu’il prête à l’un de ses personnages : « Crois-moi, la meilleure vie, la plus sage, est celle des ignorans. Ne poursuis qu’une chose, user bien du présent. Passe en riant devant tout le reste et ne t’attache sérieusement à rien. » Ce n’est pas le langage qu’il faut tenir à une époque agitée, malade, avide d’espérer et de croire, pour l’entraîner avec soi. Aussi, comme je l’ai déjà dit, Lucien eut-il beaucoup de lecteurs et peu de disciples. Il le savait bien, lui qui se rendait compte si nettement des choses. Dans un