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Dans tous les cas, qu’il fût allié ou ennemi, le résultat devait être à peu près le même. On est d’accord à penser que, malgré son incomparable esprit, il n’a jamais exercé une action profonde. Ses livres étaient lus avec plaisir, il le dit, et on peut l’en croire ; mais s’il charmait ses contemporains, il ne les a pas convertis. Il lui manquait, pour s’emparer d’eux, de partager un peu plus leurs goûts et leurs idées. On ne mène son temps qu’à la condition de marcher avec lui ; Lucien s’isole de tout le monde et prend en tout le contre-pied de l’opinion générale. Il abandonne la rhétorique au moment où elle est le plus à la mode ; il raille les philosophes quand la philosophie est montée sur le trône avec Marc-Aurèle[1]. Il est d’un temps où toutes les âmes sont engagées à quelque superstition, où tous les charlatans font des dupes, où tous les dieux ont des fidèles ; et lui seul passe sa vie à se moquer des dieux, à démasquer les charlatans, à bafouer les devins et à rire des oracles. Quelle influence pouvait prendre, sur ces rhéteurs et ces sophistes, sur ces fanatiques de toute école et de toute église, un homme qui semblait prendre plaisir à choquer tous leurs sentimens ?

C’est un lieu commun chez nous de le comparer à Voltaire ; il est sûr qu’il lui ressemble beaucoup et par plus de côtés encore qu’on ne le trouve ordinairement. Non-seulement il possède son inépuisable gaîté, la même finesse d’esprit, la même fermeté de jugement ; mais, comme écrivains, leurs procédés sont semblables. Tous deux ont une façon de s’exprimer nette, vive, sobre ; Lucien nous dit qu’on lui reprochait d’avoir abandonné la large période des rhéteurs pour ne parler « qu’en petites phrases écourtées. » De même Voltaire remplace le style ample et majestueux du XVIIe siècle par une phrase plus rapide et qui convient mieux à ses escarmouches légères. Tous deux aussi ont de temps en temps des saillies d’imagination, des élans de fantaisie qui ravissent le lecteur. Ils semblaient condamnés d’avance, étant surtout des railleurs, des sceptiques, qui prêchent le bon sens et la raison, à rester sévères et froids ; il n’y a pas d’écrivains, au contraire, dont l’esprit ait plus de caprices et qui se plaisent autant à nous surprendre par des créations inattendues. Écoutez ce début des Histoires véritables de Lucien : « Je vais vous raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne sont pas arrivées. J’y ajoute des choses qui ne peuvent pas être, il faut donc que les lecteurs n’en croient

  1. Marc-Aurèle venait de se couvrir de gloire en créant à Athènes des chaires de philosophie avec un traitement de 10,000 drachmes (à peu près 10,000 francs : c’est le traitement actuel d’un professeur du Collège de France). Tout le monde célébrait cette libéralité ; Lucien seul y trouve à redire, et en prend occasion pour se moquer de cette philosophie officielle et si bien rentée.