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voulais rien dire d’impoli, je jugeai à propos de me taire. Je me contentai donc d’admirer M. Mixter qui, accroupi sur le gazon, les bras serrés autour des genoux, contemplait la comtesse avec un air de fascination hébétée. Elle s’aperçut bientôt que j’observais son élève et me regarda à son tour avec un demi-sourire effronté.

— Il m’adore, vous savez, murmura-t-elle en replongeant son nez dans sa broderie.

Je répondis que cela ne m’étonnait nullement, et elle poursuivit :

— Il rêve de devenir mon… ami. C’est sa toquade ! Il a lu un roman français. Il lui a fallu six mois pour cela ; mais depuis il se croit le héros et me regarde comme l’héroïne !

M. Mixter ne se doutait évidemment pas le moins du monde qu’il fut question de lui. Il était trop absorbé dans son extase. Au même instant, Caroline Spencer sortit du cottage portant un petit plateau. Durant le trajet de la porte jusqu’à la table, elle me lança un seul regard, un regard rapide à demi effrayé, plein d’une vague supplication. Je devinai qu’elle désirait savoir ce que je pensais de la comtesse. Ma qualité d’homme du monde, ayant beaucoup voyagé en France, donnait à mon opinion un certain poids. Je me sentis fort embarrassé. Il eût été inutile de lui dire que la comtesse était probablement la femme émancipée de quelque petit coiffeur. Je m’efforçai donc de prendre vis-à-vis de la comtesse une attitude respectueuse ; mais ce rôle était trop pénible pour que je pusse me résoudre à le faire durer. Je me levai. Cela m’irritait de voir Caroline Spencer se tenir là comme une servante.

— Comptez-vous rester longtemps à Grimwinter ? demandai-je à la comtesse.

— Qui sait ? répliqua-t-elle en hochant les épaules… Peut-être pendant des années. Quand on n’a pas de chance !… Ma chère, ajouta-t-elle en se tournant vers miss Spencer, vous avez encore oublié le cognac.

Je retins Caroline Spencer qui, après avoir regardé un instant la petite table, se disposait à réparer son oubli. Je lui tendis silencieusement la main en manière d’adieu. Elle avait l’air très fatigué, mais l’expression de son visage annonçait qu’elle n’était pas à bout de patience. Je crus remarquer qu’elle ne regrettait pas trop de me voir partir.

M. Mixter venait de se lever et versait le café de la comtesse.

Tandis que je repassais devant l’église méthodiste, je songeai que les pressentimens de miss Spencer ne l’avaient pas trompée. Elle avait vu, elle voyait « quelque chose de la vieille Europe. »



Henry James