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REVUE DES DEUX MONDES.

de Paris à Dijon et Avignon ; d’Avignon à Marseille, et de là par la Corniche à Gênes, à la Spezzia, à Pise, à Florence, à Rome.

Il n’était jamais venu à l’esprit de la voyageuse qu’il pût y avoir le moindre inconvénient à parcourir ainsi seule la France et l’Italie. Sachant qu’elle n’était pas pourvue d’un compagnon de route, je m’abstins de l’effrayer.

Enfin le cousin se montra. Je le vis déboucher par une rue transversale, et dès que je l’aperçus je devinai le futur maître américain. Il portait un chapeau de feutre mou et une jaquette de velours d’un noir rouillé, comme j’en ai souvent rencontré à Paris, dans la rue Bonaparte. Son col de chemise, amplement rabattu, laissait à découvert un cou qui, à distance, n’avait rien de sculptural. Il était grand et maigre, avec des cheveux rouges et un teint couperosé. — Autant qu’il me fut permis d’en juger pendant qu’il se rapprochait du café sous l’abri de sa coiffure à larges bords, il me contemplait de son côté avec une surprise assez naturelle. Lorsqu’il nous eut rejoints, je déclinai mon nom et ma qualité d’ancienne connaissance de miss Spencer. Ses petits yeux gris se fixèrent sur moi d’un air scrutateur, puis il m’adressa un salut à la don César de Bazan en retirant son sombrero.

— Vous n’étiez pas à bord du steamer ? me dit-il.

— Non, je n’étais pas à bord. Il y a trois ans que je suis en Europe.

Il remit sa coiffure et m’invita du geste à me rasseoir. Je m’assis, mais seulement afin de l’étudier pendant quelques minutes. Il fallait songer à rejoindre ma sœur.

Le cousin de miss Spencer était un drôle de corps. La nature ne l’avait pas destiné à porter avec avantage un costume raphaélesque ou byronien. Son pourpoint de velours et son cou nu formaient un bizarre contraste avec sa physionomie banale ; ses cheveux coupés ras mettaient en relief ses grandes oreilles mal ajustées. Il affectait d’ailleurs une allure langoureuse qui jurait étrangement avec la vivacité de ses yeux gris. Peut-être étais-je trop disposé à porter un jugement défavorable ; mais son regard me parut faux. Il demeura d’abord silencieux, les deux mains appuyées sur sa canne, regardant tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche. Enfin il leva lentement sa canne avec laquelle il indiqua quelque chose et dit d’une voix traînante :

— Bel effet de lumière.

Il penchait la tête de côté, les yeux à demi fermés. Je suivis la direction de sa canne ; l’objet qu’elle désignait était une loque rouge accrochée à la fenêtre d’une mansarde.

— Joli ton, poursuivit-il, et, sans redresser la tête, il tourna vers