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QUATRE RENCONTRES.

— Je comprends votre cas, répliquai-je. Vous avez la passion innée des Américains, — la passion du pittoresque. C’est là, pour nous autres, une passion primordiale, antérieure à l’expérience. L’expérience ne vient qu’ensuite, pour nous montrer ce que nous avions déjà vu en rêve.

— Ce que vous dites là me paraît très juste, répondit miss Spencer. J’ai rêvé de tout et j’espère tout voir.

— Je crains que vous n’ayez perdu beaucoup de temps.

— Oui, et c’est là ce que je me reproche.

Les invités commençaient à se disperser ; on prenait déjà congé. Miss Spencer se leva et me tendit la main avec un geste timide ; mais sa conversation avec moi l’avait aidée à reconstruire son château en Espagne, à en juger par l’éclat dont brillaient ses yeux.

— Je retourne en Europe, lui dis-je en serrant sa petite main ; je guetterai votre arrivée.

— C’est cela, dit-elle, et si je suis désillusionnée, je l’avouerai avec franchise.

Et elle s’éloigna rêveuse et en agitant son éventail.

II.

Quelques mois plus tard je me retrouvais en Europe. Il y avait environ trois ans que j’habitais Paris lorsque, vers le milieu du mois d’octobre, je quittai cette ville pour aller à la rencontre de ma sœur et de mon beau-frère. En arrivant au Havre, j’appris que le paquebot qui les portait avait déjà débarqué ses passagers. Je me dirigeai tout droit vers l’hôtel que les voyageurs m’avaient indiqué. Ma sœur, fatiguée par une mauvaise traversée, ne demandait qu’à se reposer et me renvoya au bout de cinq minutes. Il fut convenu que nous ne repartirions que le lendemain. Mon beau-frère, un peu inquiet, voulait rester auprès de sa femme ; mais elle insista pour qu’il allât faire un tour avec moi, afin de s’habituer à marcher sur la terre ferme. C’était une belle et chaude matinée d’automne, et notre flânerie à travers la cité affairée fut pour nous une distraction agréable. Après avoir parcouru les quais bruyans et ensoleillés, nous débouchâmes dans une rue large et animée dont un seul côté était pleinement éclairé, — une rue de province qui ressemblait à une vieille aquarelle : grandes maisons grises à toits inclinés, à nombreux étages, à pignons rouges, à volets verts, à enseignes multicolores, avec des fleurs à chaque balcon et des servantes en bonnet blanc aux portes. Nous marchions à l’ombre, regardant le tableau qui se déroulait sur le côté opposé. Tout à coup mon compagnon cessa d’avancer et me serra le bras. Je suivis la direction