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menacer l’indépendance du peuple éthiopien. Quant à M. Arnoux, l’audacieux voyageur son sort était réglé, il devait périr.

Les fêtes de Pâques durent toute une semaine à partir du dimanche, et, pendant ces huit jours, le roi fait immoler plus de dix mille bœufs, rien que pour son quartier général de Woreillou ; la plus grande partie de cette viande est mangée crue sous le nom de broundou ; quoi que nous puissions penser de ce mets singulier, les Éthiopiens s’en montrent très friands, et les voyageurs eux-mêmes s’y habituent, dit-on, avec assez de facilité.

Le culte des morts est très respecté en Ethiopie. C’est aux grandes fêtes, lors des réunions de famille, que l’on aime à parler des parens qui ne sont plus ; les amis et ceux qui leur furent chers ne sont point oubliés. Le jour de Pâques est ainsi consacré pieusement aux souvenirs domestiques ; le soir, la famille royale faisait ce qu’on appelle « la mémoire des morts ; » la nuit était très avancée, et M. Arnoux songeait à se coucher quand Ato Mokanen, le jeune page favori du roi, entrant dans sa chambre, le pria de vouloir bien lui remettre pour la reine la photographie de la fille qu’il avait perdue ; la reine, à qui il l’avait montrée précédemment, voulait la revoir et associer la jeune femme morte aux prières qu’elle faisait pour ses propres parens ; quand elle eut reçu l’image, elle la regarda quelque temps, la baisa, puis se hâta de la faire rapporter au père, qui n’en possédait pas d’autre.

Dans l’après-midi du 13 mai, le roi fît mander M. Arnoux ; le conseil était réuni, seul Ato Machecha, prince héritier désigné par le roi qui n’a pas encore d’enfant et propre cousin de Minylik, manquait parmi les grands, il était en mission chez les Gallas. En arrivant, M. Arnoux prit place à côté du roi sur un siège qui lui avait été préparé, sans que personne songeât à s’en offenser ; il était déjà parfaitement connu de tous les hauts dignitaires et, plusieurs même étaient ses amis. En peu de mots, le roi expliqua le but de cette réunion. M. Arnoux fit alors donner lecture par son drogman des mémoires qui n’étaient encore connus que du prince. L’étonnement fut grand dans l’assistance quand on entendit traiter avec cette clarté et cette élévation par la bouche d’un étranger les affaires de l’Ethiopie. Cet homme était donc bien l’ami du roi et de leur pays qu’il venait de si loin pour eux et voulait faire de si grandes choses ; en même temps leur patriotisme s’éveillait à l’espérance. Ils eussent voulu emporter les mémoires qu’on venait de lire, Ato Dargué insistait surtout ; Minylik s’engagea à en faire faire une copie pour chacun. Tous alors à l’unanimité promirent au roi leur concours et leur dévoûment à sa personne et à son œuvre, puis, séance tenante, il fut convenu qu’on réunirait à Litché des échantillons des