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la vie individuelle. Un état absolu ne saurait doter ses sujets d’une libre justice sans par là même les préparer de loin aux libertés publiques, sans leur en donner peu à peu le goût et le besoin. L’habitude de discuter les affaires privées conduit tôt ou tard à discuter les affaires publiques, qui par tant de côtés confinent et se mêlent aux premières. Si, dans nos démocraties modernes comme dans les démocraties antiques, l’avocat, l’homme qui parle et pérore, usurpe une influence souvent excessive aux dépens de professions plus sérieusement dressées à la direction des affaires de l’état, dans les pays privés de libertés politiques, le barreau est encore ce qui peut le mieux en tenir lieu. C’est à lui que revient à certains jours la meilleure part du beau rôle de la justice, à lui surtout qu’il appartient de maintenir la dignité de la conscience humaine, et la notion du droit en même temps que celle du devoir.

« Nous ne sentons pas assez la noblesse de notre tâche, et, pour la plupart, nous en sommes peu dignes, me disait un des trop rares avocats russes qui ont un sentiment élevé de l’honneur de leur profession ; nous ne comprenons pas encore toute la valeur et l’importance de notre rôle pour l’avenir du pays. Si nous possédons des orateurs et des hommes d’affaires, nous n’avons pas encore de Brougham ou de Berryer regardant le barreau comme une sorte de sacerdoce et faisant de leur métier de défenseur comme une fonction publique et la plus haute de toutes. Les lois, les mœurs ne nous donnent pas encore la même force morale qu’à vos grands avocats de France ou d’Angleterre aux mauvais jours de l’histoire des deux pays. Nous rencontrons dans la législation, dans les défiances du pouvoir, dans l’apathie de l’opinion, des obstacles que vous ignorez depuis longtemps ; mais en dépit de toutes les entraves légales, le progrès des lumières et de l’esprit public nous révèle peu à peu la grandeur de notre mission. Vous verrez un jour que dans l’histoire du développement de la Russie, le barreau tiendra une large place. »

Je ne sais si l’avenir justifiera ce fier langage ; depuis que je l’ai entendu, il est survenu des décrets impériaux et des règlemens restrictifs qui menacent de reculer l’heure où se pourront réaliser de semblables prédictions. L’étude de la justice criminelle et l’examen des récentes lois d’exception, édictées à la suite des derniers procès politiques, nous permettront d’apprécier par quelles difficultés nouvelles doit passer le barreau russe, et quelles épreuves traverse en ce moment cette réforme judiciaire qui, avec l’émancipation des serfs, reste le principal titre de gloire du règne actuel.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.