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soudainement devenu le refuge de tout ce qui manquait de moyens d’existence et possédait un larynx et des poumons. Les règlemens n’imposaient du reste à cette profession aucune condition d’instruction, d’âge ou de sexe. Le ministère de la justice avait d’abord enjoint aux tribunaux de ne pas reconnaître le droit de plaider aux femmes, qui en Russie plus qu’ailleurs semblent vouloir se mesurer avec l’homme dans toutes les carrières. Le sénat dirigeant a, sur l’appel des intéressées, annulé l’arrêt du ministre. Les femmes peuvent ainsi se présenter devant les tribunaux en qualité de défenseurs, sans toutefois être autorisées à se faire inscrire dans l’ordre des avocats assermentés (prisiagnye povêrennye).

C’est ainsi qu’on appelle les avocats régulièrement formés dans les écoles de droit, et pourvus d’un diplôme qui leur permet d’exercer dans toute l’étendue de l’empire. Ces avocats ont, comme en France, reçu une organisation corporative ; c’est encore là un emprunt de la Russie. Le barreau de chaque ville élit un conseil qui possède sur les membres de l’ordre un pouvoir disciplinaire avec droit de réprimande, de suspension, d’expulsion. Les débutans sont astreints à un stage de cinq années, et avant de les admettre dans l’ordre, le conseil peut leur faire subir un examen sur la pratique des affaires. Cette constitution a déjà donné au jeune barreau russe, dans les grandes villes au moins, une réelle valeur intellectuelle, elle n’a pu encore lui assurer une égale valeur morale.

Dans les provinces en particulier, la profession d’avocat, assermenté ou non, est loin de jouir de la considération publique. De toutes les carrières ouvertes par les réformes, c’est la plus lucrative comme la plus accessible ; de là le grand nombre de jeunes gens et d’hommes de toute sorte qui s’y sont précipités. Peu d’entre eux ont un sentiment élevé de la dignité de leur vocation et de l’honneur professionnel. La plupart n’ont d’autre souci que de s’enrichir, et sont peu délicats sur les moyens. L’esprit mercantile, qui chez nous-mêmes s’est trop souvent glissé au palais, anime presque seul le barreau russe. L’éloquence et l’habileté de l’avocat sont une marchandise déjà fort recherchée, les membres du barreau ont soin de la vendre le plus cher possible et beaucoup n’ont ni tarif ni prix fixe. D’ordinaire le client et l’avocat débattent d’avance les conditions du marché, et comme dans tout négoce en Russie, l’on ne se fait pas faute de marchander. Quand ils sont d’accord, le plaideur et son conseil rédigent le plus souvent un contrat en règle, bien et dûment signé, précaution qui d’ordinaire n’est pas inutile[1].

  1. Cette manière de procéder et cette âpreté au gain s’expliquent d’autant mieux qu’en Russie il n’y a pas d’avoués ou d’intermédiaires entre l’avocat et le client. Les fonctions d’avocat et d’avoué sont confondues dans la même personne.