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juridique[1]. Ce manque d’hommes a été la cause ou le prétexte des retards longtemps apportés à l’extension des nouveaux tribunaux et de la magistrature inamovible. Au rebours de ce qui se voit en Occident, les carrières dites libérales, pour la plupart toutes récentes en Russie, manquent encore de candidats et de moyens de recrutement.

C’est là du reste un vide tout passager et qui serait peut-être déjà comblé sans les défiances du pouvoir vis-à-vis des étudians des universités et des nouvelles générations. Pour être admis à siéger dans un tribunal, il ne suffit pas de posséder un diplôme et un titre universitaire, il faut avant tout posséder la confiance du gouvernement, et pour cela ne prêter à aucun soupçon de radicalisme ou de mauvais esprit. Plus la loi assure de garanties et d’indépendance au juge, plus le ministre apporte de soins à ne laisser entrer dans la magistrature inamovible que des hommes sûrs et soumis, dont le caractère et les opinions ne fassent redouter ni un excès d’indépendance ni un excès de libéralisme. Beaucoup de jeunes gens que leurs études et- leur intelligence rendraient aptes à cette carrière en sont exclus par leurs tendances politiques réelles ou supposées. La Russie moderne se trouve ainsi emprisonnée dans une sorte de cercle vicieux : des hommes actifs et remuans qui se voient fermer toute carrière à cause de leurs opinions sont, faute de débouchés, violemment rejetés dans les opinions qu’on leur reproche. De là un double mal simultané et en apparence inconciliable, d’un côté le gouvernement et les services publics souffrant du manque d’hommes, de l’autre une multitude de jeunes gens sans place.


V

Si la magistrature ne s’ouvre pas aisément à tous les aspirans, il n’en est pas de même du barreau. Aussi est-ce aujourd’hui une des professions les plus recherchées de la jeunesse et surtout des jeunes gens de talent. Le barreau est en Russie chose toute nouvelle, il date des lois de 1864, qui ont introduit la procédure orale. Naguère il n’existait rien de semblable à un avocat, on ne connaissait que d’ignorans chargés de pouvoirs qui rédigeaient ou présentaient les mémoires des plaideurs et suivaient les procès devant les tribunaux. On les appelait striaptchy[2]. C’étaient, dit Nicolas Tourguenef, d’obscurs et ignobles agens, aussi peu renommés pour leur moralité que pour leurs connaissances, parfois des affranchis,

  1. Vestnick Evropy, juin 1871.
  2. Striaptchy du verbe striapat, préparer à manger, faire la cuisine et par assimilation brasser un procès.