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des majorités parlementaires ou des partis politiques. Les lois de 1864 posent en principe qu’un juge ne peut être révoqué sans avoir été convaincu d’un délit ou crime. Une loi qui reconnaît à des serviteurs de l’état une telle indépendance dans la dépendance générale semble encore dans certaines sphères une atteinte aux droits de la puissance souveraine, un privilège exorbitant du magistrat ainsi revêtu d’une sorte d’inviolabilité.

En Russie comme en France, cette inamovibilité du juge, chez nous aujourd’hui si imprudemment attaquée par l’impatience de certains partis, est loin de dépouiller le gouvernement de tout moyen d’influence vis-à-vis de la magistrature. Le juge est inamovible, mais l’inamovibilité ne s’étend qu’au grade, et non, comme en Belgique, à la résidence. Le gouvernement n’est pas seulement maître de l’avancement des magistrats ; s’il ne peut les révoquer, il peut les déplacer sans consulter personne. L’inamovibilité est donc loin d’être entière, si ce n’est peut-être pour les membres de la cour suprême arrivés au sommet de la carrière. L’inamovibilité consacrée par la loi se trouve indirectement atteinte par cette voie oblique des déplacemens non consentis. Or dans un empire aussi vaste que la Russie, contenant en Europe même tant de régions disgraciées, tant de solitudes glacées ou brûlantes, un changement de résidence peut équivaloir à l’exil ou à la déportation et n’être pour les juges qu’une révocation déguisée ou un châtiment plus redoutable encore. Vis-à-vis de cette magistrature théoriquement inamovible, le pouvoir garde dans sa main une arme à double tranchant ; il peut agir à son gré sur les âmes timides par la menace des déplacemens, sur les esprits ambitieux par les séductions de l’avancement. Dans un état ou le gouvernement est pourvu d’aussi puissans moyens d’action, et où l’opinion n’est pas assez forte pour en tempérer l’usage, l’indépendance de la magistrature ne saurait être assurée que lorsque l’inamovibilité du juge sera confirmée par les mœurs autant que par la loi[1].

A côté de chaque tribunal, le ministère a un agent particulier nommé directement par lui et toujours révocable. C’est le procureur, dont les fonctions sont analogues aux fonctions du même nom chez nous : cette fois cependant, si nous retrouvons encore une imitation de nos institutions, nous n’avons pas affaire à un emprunt récent. Le parquet existait en Russie de longue date avant les dernières

  1. En un cas important, pour les juges d’instruction, la loi qui assure l’indépendance du juge est fréquemment éludée. Comme nous le verrons en étudiant la justice criminelle, le ministre de la justice confère l’exercice de ses délicates fonctions à des tchinovniks ou employés révocables auxquels il n’accorde le titre et les droits de juge qu’après plusieurs années d’exercice. D’une fonction inamovible, l’on fait ainsi, d’une manière détournée, un emploi révocable