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lentes et dispendieuses formalités. Tout homme qui a une plainte à porter au juge de paix s’adresse directement à lui, de vive voix ou par écrit, et le juge fixe sans retard le jour de l’audience. Rien de plus simple que ces audiences, surtout dans les campagnes. La procédure, qui est orale et publique, est parfois empreinte d’une bonhomie un peu patriarcale. On y retrouve à peine plus de formalités et de décorum que dans les tribunaux de volost. Le juge n’a ni robe ni uniforme, il siège, suivant ses goûts, en redingote ou en jaquette, seulement il porte au cou comme insigne une médaille suspendue à une chaîne dorée. Dans les audiences de paix auxquelles j’ai assisté tout se passait néanmoins avec une grande régularité. L’interrogatoire des témoins était conduit avec soin et patience, leurs réponses comme celles des parties, étaient au fur et à mesure résumées par écrit, puis relues aux intéressés pour être certifiées par eux. Cette manière de procéder, qui semble parfois donner un peu de lenteur aux débats, leur imprime une grande netteté et facilite singulièrement la révision des causes dont il y a appel. Pour lire sa sentence toujours écrite et motivée, le juge faisait lever les assistans, et, la lecture faite, les parties qui acceptaient la décision s’inclinaient en signe d’assentiment.

Ce qui m’a le plus frappé dans ces modestes tribunaux, c’est la manière d’y prêter serment. Dans un des coins de la chambre qui servait de prétoire se dressait un pupitre sur lequel étaient placés un évangile et une croix. D’ordinaire, le prêtre est appelé à donner à la justice l’autorité de son ministère en faisant lui-même prêter serment aux témoins. J’ai vu ainsi dans les campagnes le pope lire aux témoins une longue formule liturgique que ceux-ci répétaient phrase par phrase avec maint signe de croix selon la coutume nationale. La cérémonie se terminait par le baisement de la croix et de l’évangile. Je fus surpris de retrouver ainsi vivante au cœur de l’ancienne Moscovie la vieille coutume slave si souvent attestée par les annalistes russes chez lesquels baiser la croix est l’équivalent habituel de jurer. Pour une grande partie du peuple russe, encore imbu des superstitions et des grossières notions du moyen âge, encore moins respectueux de la vérité que des rites extérieurs, la sainteté du serment a toujours besoin d’être relevée par un cérémonial religieux qui en fasse une sorte de sacrement et du parjure une sorte de sacrilège[1].

On discute, on plaide même dans le prétoire du juge de paix.

  1. Il va sans dire que les hétérodoxes chrétiens ou non chrétiens et les raskolniks ou schismatiques sont exemptés de tout ce cérémonial ecclésiastique. Dans certains cas cependant, quand on veut faire prêter serment à des juifs, on appelle un rabbin pour faire jurer les témoins Israélites selon les rites de leur culte.