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maison, ou mieux, une masure d’une valeur de 6,000 roubles, c’est-à-dire un capital de 16,000, de 20,000 francs au plus, peut-il être regardé comme réellement indépendant, comme élevé par la fortune au-dessus des séductions vulgaires et des tentatives de corruption ? S’ils n’avaient dans le caractère et la conscience de leurs élus d’autres garanties de la moralité du juge, les électeurs seraient à plaindre.

Le cens exigé par la loi est ainsi loin de toujours répondre aux vœux et aux calculs du législateur. L’inefficacité en est parfois manifeste. Nous ne dirons pas pour cela que ce ne soit qu’une formalité inutile, qu’une gênante et fâcheuse entrave à la liberté du choix des zemstvos. Beaucoup de Russes n’hésitent pas à le dire, et plusieurs de leurs publicistes demandent instamment la suppression de toute condition censitaire[1]. Sans doute, lorsque la loi soumet les électeurs à un cens électoral, on peut trouver excessif de réclamer en outre des élus un cens d’éligibilité. D’un autre côté, on comprend qu’un gouvernement n’ait pas dans le principe de la magistrature élective une assez entière confiance pour la laisser dépouiller d’aucune de ses garanties, si vaines et illusoires qu’elles puissent parfois paraître. Aujourd’hui la loi dispense de tout cens les juges élus à l’unanimité des suffrages ; il est vrai que dans la pratique cette unanimité est singulièrement difficile à rencontrer : en fait de précautions, c’en est une qui vaut bien toutes les garanties censitaires.

Pour rendre au cens d’éligibilité toute sa valeur, il faudrait le relever, et cela ne saurait guère se faire. En rehaussant au profit de la fortune le seuil de la magistrature élective, on risquerait de ne plus trouver personne pour y entrer. Non-seulement les choix seraient trop restreints, mais les candidats feraient défaut. Les riches propriétaires, les hommes réellement indépendans par leur fortune, sont pour la plupart peu ambitieux de telles fonctions, qui contraignent à une résidence assidue et à un travail continu. S’ils acceptent d’être élus, c’est d’ordinaire en qualité de juges honoraires. La majorité des candidats au siège de juge de paix sont des gens d’une modique fortune, souvent même de petits propriétaires obérés et besoigneux qui de ce mandat attendent un accroissement de leurs minces revenus. A cet égard, la nouvelle magistrature élective n’est pas sans ressemblance avec l’ancienne magistrature élue[2]. C’est une place, c’est un traitement que cherchent dans leurs fonctions le plus grand nombre des juges de paix.

Il semblerait naturel que l’entretien de la justice de paix

  1. Voyez par exemple M. Golovatchef, Deciat lét reform., p. 393-334.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre.