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et les institutions existantes. La séparation de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire semble désormais une règle aussi solidement établie en Russie qu’en France. C’est devenu une maxime fondamentale du nouveau droit public.

Entre les juges de paix de l’Angleterre et ceux de la Russie, il y a une seconde et grave différence qui achève de distinguer les deux institutions. En Angleterre, les justices of the peace sont nommés par le souverain, qui doit les prendre parmi les propriétaires fonciers possédant un certain revenu. En Russie, les juges de paix (mirovyé soudi) doivent bien être pris parmi les propriétaires locaux ; mais, au lieu d’être nommés par la couronne, ils sortent de l’élection tout comme les juges de bailliage des paysans[1]. On ne pouvait obéir plus consciencieusement au nouveau dogme de la séparation des pouvoirs ni prendre plus de précautions pour assurer l’indépendance de la justice rurale vis-à-vis de l’administration. Comme ils doivent juger les différends des hommes de toute condition, les juges de paix sont élus par l’assemblée, où siègent les représentans des diverses classes sociales, par le conseil général ou zemstvo de district[2]. L’état se contente d’exiger des candidats un double cens, un cens d’instruction, un cens de fortune, l’un devant assurer la capacité, l’autre l’indépendance du magistrat.

Qui aurait cru que de tous les grands états européens l’empire autocratique serait le premier à mettre une partie de la magistrature au régime de l’élection. C’est encore là un exemple de ces hardiesses, d’autres diraient de ces témérités, que s’est plus d’une fois permises le gouvernement du tsar. Pour la Russie du reste cette application du système électif à la justice est loin d’être une innovation. Catherine II, nous l’avons dit[3], avait déjà dans les tribunaux de l’empire fait une place aux délégués des divers groupes de la population, mais avec la procédure secrète l’élu ne pouvait être contrôlé par les électeurs, ce mode de désignation n’étant le plus souvent qu’une vaine formalité. Il en est tout autrement des institutions nouvelles ; en remettant aux assemblées locales le soin de désigner les juges de paix, l’empereur Alexandre II a réellement implanté en Russie le système électif, il l’a adapté aux mœurs modernes.

Quels sont les motifs qui ont déterminé le gouvernement à conférer aux représentans des localités une telle prérogative ? Le statut judiciaire nous indique lui-même les deux principaux. Le

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Dans les grandes villes auxquelles la loi confère les attributions de zemstvo de district, Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, les juges de paix sont choisis par la douma ou conseil municipal. (Voyez les Revues du 15 juillet et du 15 août 1878.)
  3. Voyez la Revue du 15 octobre.