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s’apprêtèrent à se rendre par terre à Mégare. Chaque matelot prit sa rame, son estrope et jusqu’au coussin de basane dont les rameurs avaient coutume de garnir leur banc. On arriva ainsi de nuit à Nisée. Les quarante vaisseaux furent sur-le-champ mis à flot. La sécheresse avait ouvert leurs coutures, et ils faisaient eau de toutes parts. Cet état de délabrement paraît avoir beaucoup refroidi l’ardeur des Péloponésiens. C’est toujours par quelque infime détail que les grandes entreprises échouent. Le vent, dit-on, était contraire. Toujours est-il qu’au lieu de faire route sur le Pirée, on se dirigea sur Salamine. Des feux allumés au sommet de l’île apprirent aux Athéniens l’étrange et terrifiante nouvelle du débarquement de l’ennemi. La consternation dans Athènes fut telle que les préparatifs de défense en furent un instant paralysés. Peu à peu cependant on se rassura ; la population en masse se porta au Pirée. Dès le point du jour les vaisseaux de réserve, lancés à la mer, trouvaient des équipages dans ces citoyens qui maniaient tous avec la même aisance la lance et l’aviron. On laissa quelques troupes d’infanterie pour garder le port et on courut à toutes rames vers Salamine. Les Péloponésiens n’y étaient déjà plus. Après avoir pillé l’île et s’être emparés de trois vaisseaux de garde qui surveillaient habituellement le port de Nisée, ils s’étaient empressés d’opérer leur retraite. Arrivés à Mégare, ils reprirent à pied le chemin de Corinthe. Le butin était maigre, et cette entreprise, qui éveilla un instant de si hautes espérances, n’avait procuré en somme aux alliés que l’occasion d’un nouvel échec. La leçon cependant ne fut pas perdue pour les Athéniens. A dater de ce jour, ils fermèrent plus soigneusement leur port et ne le laissèrent jamais sans une escadre de garde. — Il n’était donc pas si superflu qu’on l’a bien voulu dire de fortifier Portsmouth. Les Anglais sont des maîtres en marine ; ce sont aussi des maîtres en fait de prévoyance.

Avec la tentative faite sur le Pirée, expédition de flibustiers maladroits ! commence la seconde période de la guerre du Péloponèse. Les Lacédémoniens ont une marine ; ils viennent de montrer qu’ils songent sérieusement à en faire usage. Rien n’est encore compromis cependant. Athènes a été élevée par Périclès à un tel degré de puissance que tous les efforts de ses ennemis viendront se briser contre sa fortune. Les épreuves mêmes que le sort lui réserve, défections d’alliés, échecs partiels, dissensions intérieures, tout cela ne servira qu’à mieux faire ressortir encore la justesse avec laquelle le grand citoyen avait su apprécier les forces de la république.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.