Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/785

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et un général ; la victoire même, la victoire plus qu’à demi gagnée, leur échappait. Aussi déconcertés par cette catastrophe subite que pourrait l’être une flotte moderne qui rencontrerait sur son chemin des torpilles, les Lacédémoniens ont fait trêve à leurs chants et ont suspendu leur course. Ils se reprochent déjà d’avoir rompu leurs rangs, d’être venus attaquer dans une telle confusion un ennemi qu’ils n’auraient pas dû mépriser. Pendant qu’ils laissent traîner leurs avirons à l’eau, qu’ils palpent, pour employer l’expression par laquelle, à bord des galères du roi, on désignait autrefois cette manœuvre, voilà les dix vaisseaux Athéniens qui s’avancent. L’hésitation des Lacédémoniens a relevé le courage de leurs ennemis. Les triérarques n’ont pas même eu le temps de donner leurs ordres. Sur le cri arraché par l’enthousiasme du moment à un seul céleuste, toute la vogue, d’un bout de la ligne à l’autre, s’ébranle. Les flottes, pas plus que les armées, ne résistent à ces incidens imprévus. Six vaisseaux du Péloponèse sont enlevés avant qu’ils aient pu se remettre de leur étonnement ; ceux des vaisseaux d’Athènes que Cnémos a capturés dans la première phase du combat et qui n’ont pas été repris par les Messéniens sont abandonnés sur le champ de bataille. Tous retombent entre les mains de Phormion. La flotte de Cnémos n’a plus qu’à suivre, abattue et découragée, la route de Corinthe. Ce n’est pas une feinte cette fois, c’est une fuite. Si les vingt vaisseaux qui s’attardaient en Crète étaient arrivés ce jour-là dans le golfe, on n’eût pas de longtemps entendu parler des marines alliées. Par malheur, ces vaisseaux ne rallièrent l’escadre victorieuse que le lendemain du combat de Naupacte.

Ruyter, Suffren, Nelson ont-ils jamais mieux manœuvré que Phormion ? Vingt vaisseaux tenant tête à quarante-sept vaisseaux d’abord, à soixante-sept ensuite ! Tels sont les effets de la tactique, de la supériorité des manœuvres, quand la tactique et les manœuvres sont soutenues par un courage égal à celui de l’ennemi, quand surtout on les trouve jointes à ces deux qualités maîtresses que Nelson et Phormion semblent s’être entendus pour préconiser à vingt-deux siècles d’intervalle : le bon ordre et la discipline. Dix hoplites et quatre archers par trière suffisent aux Athéniens pour se mettre en garde contre un abordage éventuel, et encore bien souvent ces dix hoplites mettront-ils la main à la rame. La plus grande préoccupation des navarques d’Athènes est de choisir le terrain du combat, d’éviter les bassins trop étroits où ils ne pourraient reculer à propos en voguant en arrière, prendre de loin leur élan, exécuter surtout leur mouvement favori, ces passes successives qui feront jusqu’à nouvel ordre le fond de la tactique moderne. Pourvu que le champ de bataille soit à leur convenance, les