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dans une mer ouverte, les Athéniens craignent de perdre en partie leurs avantages s’ils consentent à combattre dans un détroit resserré. Les alliés sont d’ailleurs ceux qui perdent le plus à différer l’action : tous leurs vaisseaux sont déjà rassemblés ; Phormion, au contraire, peut recevoir d’un instant à l’autre des renforts. Cnémos, Lycophron, Timocrate, Brasidas délibèrent ; Phormion ne prend conseil que de lui-même. Retranché à Anti-Rhium, il s’obstine à éviter le combat ; comment l’y décider ? Les généraux alliés ne voient qu’un moyen : c’est de lui offrir le terrain qu’il désire et la faculté de s’y déployer tout à l’aise. Le stratagème par lequel ils se flattent de mettre en défaut la prudence de ce vieux routier est en somme bien conçu ; il mérite, je crois, d’être signalé à l’attention de nos tacticiens. Dès les premières lueurs du jour la flotte du Péloponèse appareille. Les généraux la rangent sur quatre lignes de front, la première escadre en tête. C’est dans cet ordre que la flotte a pris son mouillage ; l’ancre à peine levée, les vaisseaux vont donc, sans changer de poste, se trouver en mesure de faire route. Les Péloponésiens ne se dirigent pas vers l’Acarnanie ; ils cinglent franchement vers le fond du golfe. Phormion observe avec quelque surprise leur manœuvre. Quel peut bien être le projet de l’ennemi ? Va-t-il prendre ses quartiers d’hiver ? Rentre-t-il à Sicyone et à Corinthe ? N’aurait-il pas, au contraire, le dessein d’attaquer Naupacte ? Le plus sûr pour Phormion, dans l’incertitude où le laisse le mouvement imprévu des vaisseaux alliés, est encore d’aller couvrir la place dont Athènes ne lui pardonnerait pas d’avoir, par une erreur de jugement, négligé la défense. Phormion ne quitte cependant pas sans regret le poste avantageux qu’il occupe. Il a embarqué ses soldats, l’ancre est levée ; c’en est fait, la flotte athénienne a désormais derrière elle la bouche étroite du golfe de Crissa, en avant, la mer qui s’élargit d’Anti-Rhium à Naupacte, du château de Roumélie à la rade de Lépante. Les vaisseaux de Phormion, — ils ne sont que vingt, — s’avancent ainsi comme un long serpent qui s’étire, ne laissant derrière eux qu’un sillon, se suivant de près sur une seule ligne de file. Les Péloponésiens commencent à s’applaudir du succès de leur ruse. Pendant quelque temps encore ils continuent leur route, indifférens en apparence au mouvement des Athéniens, se collant à la terre, affectant à dessein une attitude inquiète plutôt que des projets offensifs. Phormion s’explique mal la retraite d’une flotte aussi supérieure en nombre, mais c’est bien cependant une retraite qui se dessine. Tout à coup le tableau change ; les Péloponésiens ont saisi l’occasion aux cheveux. A un signal donné, ils pivotent brusquement sur eux-mêmes ; le quadruple ordre de front est devenu un ordre de file par escadre. La route nouvelle forme avec l’ancienne route un angle droit. De toute l’énergie de leurs