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rameurs ? Thucydide et Xénophon ne nous en disent rien. J’oserais peut-être essayer d’interpréter respectueusement leur silence, si l’on voulait seulement me permettre de raisonner, en pareille matière, par analogie. Quand nous armons les chaloupes de nos vaisseaux de douze avirons de chaque bord et que nous leur donnons un équipage de quarante-huit rameurs, nous vient-il jamais à la pensée d’ajouter qu’on devra placer quatre hommes sur chaque banc et deux hommes sur chaque rame ? Les galères subtiles destinées par les Génois aux voyages de Romanie et de Syrie, ces galères que les statuts maritimes du XIVe siècle nous représentent armatœ ad tres remos ad banchum, avaient, à peu de chose près, deux fois la longueur de nos chaloupes. Elles portaient, outre cent soixante-seize rameurs, dix arbalétriers, quatre pilotes et un sénéchal. Je gagerais fort que ces navires à rames du moyen âge ne différaient pas beaucoup des trières de Thucydide.

La trière nous embarrasse : que serait-ce donc s’il nous fallait expliquer, autrement que par le chiffre des rameurs affectés à chaque aviron, les noms de pentère, d’hexère, d’heptère, d’ennère, de décère ? L’histoire ne fait-elle pas mention d’édifices plus gigantesques encore, de vaisseaux à seize rangs, à quarante rangs de rames ? La foi la plus robuste ici s’épouvante. Tout Paris viendrait nous affirmer que les bains de la Samaritaine sont partis en course avec quatre mille rameurs et trois mille soldats, que nous serions vraiment tentés de croire, quoique nous ne fassions certes pas profession de scepticisme, que tout Paris se trompe, et cependant ce n’est pas à de moindres prodiges qu’on voudrait, texte en main, nous contraindre de donner créance. Ainsi acculé par les érudits de son temps, un vieux capitaine de galères, le sieur Barras de la Penne, leur répondait, avec la vivacité d’un homme de métier qui ne voit pas sans quelque impatience les savans mettre à la légère le pied sur son terrain : « C’est le mot de remus qui vous abuse. Quand on vous parle de sexdecim versus remorum, ne comprenez pas seize étages de rames, entendez avec moi seize files de rameurs. » — « Mais, lui répliquait-on, que faites-vous des thranites, des zygites et des thalamites ? Vous n’avez donc jamais lu la comédie des Grenouilles ? » Conclure d’une grossière plaisanterie d’Aristophane que les bancs sur lesquels étaient assis les rameurs devaient nécessairement se trouver étages les uns au-dessus des autres, c’était jusqu’à un certain point chose permise à des hellénistes ; l’officier qui avait passé sa vie au milieu des odeurs nauséabondes de la chiourme ne pouvait se laisser convaincre aussi aisément. Barras de la Penne avait réponse à tout. « Les thranites, les zygites et les thalamites, disait-il, n’étaient pas placés sur des gradins distincts, ils étaient