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de la patrie comme un devoir ordinaire. Si le patriotisme n’était qu’un juste retour des bienfaits reçus, qu’un dévoûment banal inspiré par la reconnaissance, en échange de la sécurité dont nous a, dès notre enfance, entourés la protection des lois, la cité qui nous ouvrirait ses portes, le champ qui nous céderait ses moissons, deviendraient trop aisément la patrie. Un instinct secret a toujours protesté, au fond de l’âme humaine, contre ces adoptions hâtives. La patrie et le foyer domestique sont deux choses très distinctes. Les cendres du foyer, le banni peut les emporter dans l’exil sans cesser de regretter sa proscription. La patrie serait-elle donc le souvenir des lieux où nous avons grandi, l’amer et doux souvenir d’Argos ? Pour notre génération nomade, le clocher du village a perdu depuis longtemps son prestige. Si la patrie n’est pas la cité, si elle n’est pas le foyer, si elle n’est pas même le lieu où nous avons vu le jour, elle sera peut-être le drapeau.

Rappelons-nous les acclamations qui saluèrent nos soldats quand, il y a vingt-deux ans, nous les vîmes rapporter de Crimée leurs aigles victorieuses, quand ils défilèrent sur la voie sacrée, avec leurs uniformes usés par le long siège et leurs pieds tout poudreux encore des déblais de l’interminable tranchée creusée, dix mois durant, sous la foudre et sous la mitraille. Le drapeau cependant n’est pas plus la patrie que ne le sont la cité, le lieu de naissance et le foyer. Le soldat mercenaire, qui n’a plus de patrie, n’en sait pas moins combattre et mourir pour le drapeau sous lequel il s’est rangé ; il connaîtra la joie de tous les triomphes, il portera le deuil de toutes les défaites qui viendront couronner ou affliger son étendard. L’amour de la patrie est un sentiment ; comme tous les sentimens, il est plus facile de l’éprouver que de le définir. Au temps de la guerre de cent ans, à une autre époque toute guerrière et infiniment plus rapprochée de nous, la définition se fût présentée d’elle-même à l’esprit. On eût dit, non sans quelque apparence déraison : l’amour de la patrie, c’est la haine de l’étranger. Aujourd’hui, il faut chercher autre chose. Les haines vivaces, telles que celles qui ont animé Jeanne d’Arc et Nelson, ne s’accumulent que lentement dans le cœur des peuples. Elles sont le produit de plusieurs siècles de luttes et de souffrances. La patrie, si j’essayais d’exprimer l’idée que, suivant moi, tout homme bien né aujourd’hui y attache, c’est l’histoire ! Le sentiment de la brièveté de la vie pèse à chaque instant sur nous. En rattachant le fil de notre existence à cette longue trame dont est faite l’histoire de notre pays, il semble que nous devenons éternels. Nous disparaissons, le fil reste et le tissu continue de s’accroître. Voilà pourquoi il est si malaisé d’absorber une nationalité fondée sur un long passé historique. L’empereur