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bel air, une marquise, jeune veuve et précieuse, la marquise Eudoxe,


Qui se fait appeler la marquise Orthodoxe,
Parce que dans Alger son aïeul fait captif
Pour la religion fut empalé tout vif.


Le marquis du bel air ne jure que par Boileau, mais en même temps il fait des vers que Boileau marquerait sans hésiter d’une flétrissure immortelle. Il s’extasie sur Boileau sans le comprendre, sans le connaître. Aux premières représentations de l’Astrate, il applaudissait à tout rompre ; depuis qu’il sait que l’Astrate a été bafouée par Boileau, Astrale n’offre plus rien qui vaille. D’ailleurs la pièce de Quinault a vieilli. Fort bien, répond le chevalier :


Pompée est déjà vieux, il ne vaut donc plus rien ?
Dans deux ans l’Alexandre et sa sœur l’Andromaque
Ne seront donc plus beaux si quelqu’un les attaque ?
Le Cid, dont tout Paris admira la beauté,
A donc perdu sa grâce avec sa nouveauté ?


Mauvais argument, suivant le marquis ; le Cid n’a rien perdu de sa grâce, puisque Boileau en fait l’éloge, Boileau est le grand juge, le seul juge, l’autorité infaillible. Le Cid a beau ravir depuis trente ans le public obstiné,


Il ne vaudrait plus rien si Despréaux l’eût dit.


On voit ici, même dans ce fanatisme ridicule pour l’auteur des Satires, l’espèce de souveraineté littéraire que Boileau avait conquise dès le premier jour. Boursault, qui essaie de la combattre, ne peut s’empêcher de la reconnaître. Si Boileau a trouvé des partisans aveugles, des adorateurs superstitieux comme ce marquis, cela prouve l’immense effet qu’ont produit ses clameurs. La superstition n’est ici que l’excès et la déviation d’un sentiment juste, par conséquent un symptôme dont l’histoire littéraire doit prendre note.

Boursault le sent bien, et avec son bon sens naturel il n’a garde de nier le génie de son adversaire ; il se borne à en blâmer le mauvais emploi. Sur ce point, il ne laisse la parole à aucun autre. Ce n’est pas Emilie, ce n’est pas le chevalier qui réfutera le marquis, c’est Boursault en personne. Imitant le procédé hardi dont Molière a fait usage dans l’Impromptu de Versailles, il se donne un rôle dans sa comédie. Bien plus, l’Impromptu de Versailles ne nous montre que des figures réelles, savoir Molière et ses camarades ; ici la hardiesse est bien plus singulière : à côté de personnages fictifs comme le marquis et le chevalier, Emilie et Orthodoxe, il y en a un qui se nomme résolument Boursault, Boursault sans déguisement et sans masque, Boursault, l’auteur même de la pièce. Il arrive à la scène V, au milieu du va-et-vient de la conversation.