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seulement de savoir si nous y mettrions le petit Lulu, ou le gros ou le vieux Bonaparte. » L’instant d’après, il ajouta : « Mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué ; je vous confesse que sur cet article je suis superstitieux. » Si M. de Bismarck croit au vendredi ou à la lune, il a aussi les superstitions utiles qui préservent des grands échecs. Il a renoncé à son état neutre, il l’a laissé à Commercy au fond d’une bouteille vide. Quelques mois plus tard, il déclarait que se piquer d’être conséquent est souvent une faute, une preuve de sottise et de ridicule obstination, qu’il faut se défier de ses partis pris, se régler sur les faits, compter avec les situations, « qu’un homme d’état doit servir son pays selon les circonstances et non d’après ses opinions, qui sont souvent des préjugés. »

Non-seulement M. de Bismarck sait découvrir ce qui est possible, il s’est fait une loi de ne rechercher que ce qui est utile. Certaines sentences prononcées par lui et recueillies par M. Busch mériteraient d’être gravées en lettres d’or au frontispice de tous les hôtels des affaires étrangères. Il chargea un jour le docteur de signifier à l’Allemagne en son nom que les ministres ne sont pas des justiciers, qu’ils n’ont pas mission pour châtier les péchés des rois et des peuples, qu’ils doivent laisser ce soin à la Providence, que les idées de punition, de récompense, de vengeance, ne sont pas des idées politiques, « que les sentimens du cœur n’ont pas plus droit de cité dans le domaine des calculs diplomatiques que dans celui des combinaisons commerciales, qu’un homme d’état doit se demander en toute rencontre : Quel est en ceci l’avantage de mon pays ? Comment m’y prendrai-je pour mieux servir ses intérêts ? » Puisse la France, profitant des leçons que lui donne son plus cruel ennemi, se dégoûter à jamais de la politique de sentiment, de la politique de fantaisie, et surtout de la politique des petites vanités ! Puisse-t-elle désormais ne consulter que son intérêt bien entendu et devenir honnêtement, mais résolument utilitaire !

C’est une science que la France apprendra de plus en plus. Elle a survécu à Sedan, et ce n’est pas trop s’avancer que de présumer qu’elle survivra aussi au docteur Busch, à « sa fine malice » et à son livre. Nous ne voulons pas dire que ce livre soit destiné à périr tout entier ; il renferme, comme nous l’avons vu, quelques filons ou au moins quelques paillettes d’or pur. Les historiens de l’avenir pourront le feuilleter avec profit ; ils y découvriront parmi cent fatras des renseignemens précieux, des témoignages utiles. Il y a des balayures à chaque porte, dit le proverbe ; dans le journal du docteur Busch il y en a trop, beaucoup trop. Les balayures ont leur destin : le tombereau passe, les ramasse et les emporte.


G. VALBERT.