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Il y en avait dans le nombre qu’on expédiait d’abord au Times et qu’on retraduisait ensuite en allemand, en ayant soin de dire : Voilà ce que pense de nous le royaume-uni. D’autres enfin n’étaient rédigés que pour être mis sous les yeux du roi Guillaume, qui, lui aussi, avait souvent besoin d’être persuadé. Le chancelier avait l’œil à tout, dirigeait, contrôlait ; il fournissait d’habitude le canevas, on n’avait que la peine de le broder ; encore revoyait-il l’ouvrage, et plus d’une fois il le fit remettre sur le métier. C’est par là que M. de Bismarck est un homme d’état vraiment moderne. Il sait que dans ce siècle l’autorité ne suffit pas, et que le ministre le plus habile et le plus fortement épaulé est condamné à l’impuissance, s’il n’a pas pour lui le concours de l’opinion publique. Au début de sa carrière, il a dû la prendre de force, et, comme le héros d’un drame romantique, il a pu s’écrier : « Elle me résistait, je l’ai violée. » Mais depuis lors avec quelle sollicitude et par quels ingénieux artifices ne s’est-il pas appliqué à se concilier sa faveur, à lui faire agréer tous ses projets, à s’assurer de sa fidélité ! Ce sont des soins dont se dispense tel ministre médiocre et suffisant, qui ne se doute pas que tout peut servir dans ce monde, même les articles du docteur. Busch. L’orgueil de M. de Bismarck n’a rien de commun avec la morgue de certains doctrinaires.

Sur un autre point encore, le journal du docteur Busch témoigne de ce qu’il y a d’éminent dans l’esprit et dans le caractère du chancelier de l’empire germanique. Cet homme, qui s’était laissé fasciner par la victoire et qui avait caressé bien des chimères, n’a plus consulté à l’heure des décisions suprêmes que son admirable bon sens ; il s’est réveillé, et le songe s’est évanoui. Il s’était promis de détruire la France, il a renoncé à tenter l’impossible. Il avait rêvé aussi de lui imposer un souverain, de restaurer l’empire, et peu s’en est fallu que du même coup il n’appelât le Reichstag à Versailles et qu’il ne convoquât à Cassel le corps législatif le sénat de Napoléon III. Il s’est ravisé, il a laissé la France maîtresse de ses destinées, il s’est déclaré prêt à traiter avec tout gouvernement qui lui donnerait des gages, fût-ce même « avec une dynastie Gambetta. » Rien ne peint mieux M. de Bismarck et son bon sens, victorieux de ses chimères, que certains propos qu’il tint un soir à Commercy, entre la poire et le fromage, en fêtant une bouteille de bordeaux blanc qui, parait-il, était délicieux, wunderschön. Quelqu’un proposait d’annexer à l’Allemagne tout le territoire français jusqu’à la Marne. « Mon idéal est bien différent, répondit M. de Bismarck. Je voudrais établir en France une sorte de colonie allemande, un état neutre de 8 à 10 millions d’habitans, où il n’y aurait point de conscription, et dont les impôts inemployés rentreraient dans notre caisse. La France perdrait ainsi les provinces d’où elle tire ses meilleurs soldats et deviendrait inoffensive. Dans ce qui lui resterait de territoire, nous ne souffririons ni Bourbons, ni princes d’Orléans. La question est