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ajoutait : « Je prévois que dans ce pays les terres se trouveront dépeuplées et tomberont en déshérence ; je prévois qu’on en sera réduit, comme après les migrations de peuples, à les louer à des vétérans poméraniens et westphaliens. » Dans son entourage personne ne doutait que l’événement ne justifiât ses prévisions. On s’écriait : Finis Galliœ ! On insultait le Cafre, on piétinait sur le cadavre. Le docteur Busch s’est chargé de nous enseigner à quel point la générosité est étrangère à certains conquérans. Il nous enseigne aussi qu’en dépit de leur supériorité les esprits superbes sont les esclaves de l’heure présente, tout ce qui entre de vanité dans leurs songes, d’ignorance dans leurs désirs, d’oubli volontaire dans leurs calculs, et qu’eût-elle du génie, l’insolence a la vue courte. Le grand Frédéric avait connu les revers, les désastres, les trahisons de la fortune ; c’est le secret de son incontestable grandeur. De toutes les sciences la plus nécessaire pour faire un vrai grand homme est la science du malheur. Frédéric la possédait, il l’avait étudiée à Kollin et ailleurs ; aussi avait-il une grande âme, ce qui est autre chose que d’avoir l’âme d’un joueur heureux.

M. de Bismarck paraît faire peu de cas des rapports que lui adressent ses agens diplomatiques. C’est pour lui « de la littérature de feuilleton. » — « On se dit en la lisant : Il va venir quelque chose. Le plus souvent cela ne vient pas, es kommt aber nicht. » En lisant les deux volumes de M. Busch, on se dit quelquefois aussi : Es kommt aber nicht. On s’attendait à d’importantes révélations ; au moment décisif, le narrateur tourne court ou s’interrompt pour parler cognac et caviar. Ne soyons pas injuste ; bien qu’on puisse lui reprocher d’avoir diminué son sujet et mis un écran entre la gloire et M. de Bismarck, il y a dans son livre plus d’une page où le héros reprend sa taille, où un rayon vient se jouer sur son front, et après nous être étonnés, nous sommes contraints d’admirer. Ce que nous admirons le plus dans cet homme qui méprise les hommes et qui en toute occasion a glorifié la force, c’est qu’il a compris que la persuasion doit avoir sa part dans les affaires humaines ; c’est une concession que son tempérament a faite à son génie. Il attachait la plus grande importance à ce service de la presse qu’il avait organisé auprès de lui pendant la campagne. Il n’avait eu garde de laisser à Berlin ce qu’on pourrait appeler sa cuisine politique, il la promenait partout avec lui, et tandis que le canon tonnait, il taillait force besogne à ses rédacteurs, non sans reprocher à M. Busch de manquer quelquefois ses plats. Que d’articles le docteur n’a-t-il pas élucubrés par l’ordre de son chef ! Les uns étaient destinés à initier les Allemands aux combinaisons projetées et ourdies par le chancelier. D’autres avaient pour but de réconcilier les puissances étrangères avec ses prétentions, d’endormir leurs défiances, de signaler la France à leur animadversion et de conjurer cette intervention des neutres qu’il a redoutée jusqu’à la fin comme le plus grave des périls.