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M. Busch cite avec respect le proverbe : « Dis-moi ce que tu manges, et je te dirai qui tu es. » Aussi s’est-il attaché à nous faire savoir exactement tout ce que M. de Bismarck a mangé et tout ce qu’il a bu depuis le mois d’août 1870 jusqu’au mois de mars 1871. — « Notez ici, disait Rabelais, que le dîner de Gargantua était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large. » Le docteur nous décrit avec complaisance les soupers larges et copieux du chancelier, et il nous le montre, « s’ébaudissant aucunes fois jusqu’à l’heure de dormir. » — « Dans notre famille nous sommes tous de grands mangeurs, lui disait un soir M. de Bismarck. S’il y avait dans mon pays beaucoup d’hommes d’une capacité pareille à la mienne, l’état ne pourrait plus subsister, et je me verrais contraint d’émigrer. » Grâce aux révélations du docteur Busch, la postérité connaîtra de quoi M. de Bismarck était capable en ce genre. Elle connaîtra aussi ses principes, ses aphorismes gastronomiques, ses théories sur les huîtres, sur les champignons, sur le caviar et sur les fromages. Elle saura qu’il faisait peu de cas du filet de bœuf, qu’en revanche il avait beaucoup d’estime pour le mouton, et qu’il trouvait aux lièvres poméraniens une saveur sauvagine qui manque absolument aux lièvres français. Elle saura que parmi les poissons de rivière, il donnait la préférence aux marènes, qu’il ne faut point confondre avec les murènes, que les petites truites lui étaient plus chères que les grandes, qu’il aimait beaucoup la morue, sans pour cela mépriser le hareng commun, quand il est frais. Elle saura également que, lorsqu’il lui arrivait de trop manger, « il se plaignait de passer à l’état de boa constrictor. » Voilà des détails que Plutarque eût omis, peut-être aussi les eût-il arrangés. Plutarque saurait gré au docteur Busch de nous renseigner sur les superstitions de M. de Bismarck, de nous révéler qu’il les a toutes, qu’il croit à l’influence néfaste du vendredi et du nombre treize, qu’il estime que la lune fait pousser les plantes et les cheveux. Mais si César avait eu comme le chancelier de l’empire allemand la passion des œufs durs, Plutarque aurait-il jugé nécessaire de nous apprendre que dans sa jeunesse César en pouvait avaler jusqu’à onze de suite, et que dans son âge mûr il s’affligeait de n’en pouvoir plus supporter que trois ? La précision est une qualité recommandable et vraiment germanique ; encore n’en faut-il pas abuser.

Quand après boire on ne dissertait pas sur la cuisine, sur le cognac et sur les sauces, on parlait du prochain, et le prochain passait mal son temps. Personne n’était épargné, les épigrammes pleuvaient dru comme mouches ; le docteur Busch écoutait, colligeait, compilait et annotait. Il a recueilli pieusement toutes les médisances du chef, et ce n’est pas la partie de son livre qui a produit le moins d’émoi à Berlin. Que M. de Bismarck se soit amusé un soir à représenter Alexandre de Humboldt comme un ridicule fantoche, cela ne tire pas à conséquence. Par une