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d’opprimer et d’anéantir l’autre, celle que donne l’intelligence : le guerrier accompli les réunit et les réconcilie en sa personne. Comme un Grec de l’Iliade, il sait se montrer intrépide sur le champ de bataille, sage dans le conseil, adroit dans ses discours. Bien dire est une partie de la perfection chevaleresque et de l’idéal du gentilhomme. Aussi ne connaissons-nous pas un seul poème épique au moyen âge où ne se rencontrent des exemples fréquens de harangues militaires, de sermons, d’oraisons funèbres, de délibérations politiques et de plaidoyers, en un mot une vive et légère esquisse de tous les genres oratoires. On nous objectera que ce sont là des peintures de fantaisie. Nous répondrons que nos trouvères ont naïvement décrit et versifié les scènes que la vie réelle offrait à leurs regards, et nous appliquerons ici une réflexion de Cicéron sur Homère, faite à propos des origines de l’éloquence grecque : « Si ce poète, dit-il, a tant vanté les discours de Nestor et d’Ulysse pendant la guerre de Troie, c’est évidemment parce que l’éloquence était florissante dès ce temps-là. » Disons, nous aussi, que nos trouvères auraient moins souvent célébré les guerriers « bien emparlés, » et les auraient placés dans un rang moins illustre, s’ils n’avaient pas été témoins des applaudissemens et des honneurs dont les comblaient leurs contemporains. La poésie, qui peint les mœurs, se garde bien d’exalter ce que la société méprise.

Les chroniques en prose confirment ces poétiques indications. Dans l’histoire comme dans la fiction, les chefs d’empire et les chefs d’armée possèdent presque tous le don de la parole persuasive. Cette éloquence n’ajoute pas seulement une grâce et un prestige au dur éclat de ces héros farouches ; elle double leur puissance, car c’est elle, bien souvent, qui assure le succès des entreprises et fixe la fortune des combats. Quesnes de Béthune, dans Villehardouin, est en mille rencontres critiques le sauveur de l’armée et sa providence, grâce aux fécondes ressources de son intelligence déliée et de sa parole toujours prête : ambassades, négociations, conseils de guerre, tout roule sur lui ; l’expédition n’avance qu’autant qu’il lui fraie la voie par son expérience avisée et par l’adresse de ses discours. Le doge de Venise, Dandolo, décide également par un discours ses concitoyens à s’unir aux Francs ; la guerre est votée en assemblée populaire, après force harangues, comme aux plus beaux temps des républiques de l’antiquité. Guillaume de Tyr cite plusieurs discours de Godefroy de Bouillon aux croisés ; le brillant portrait qu’il fait de Baudouin III, quatrième roi latin de Jérusalem, prince éminent par les qualités de son esprit et par la beauté de sa personne, contient cette mention : « Sa parole abondante et vive lui donnait une supériorité incontestable sur tous les autres