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Le pouvoir central est détruit, les assemblées générales disparaissent avec l’organisation politique qui les rendait possibles ; la représentation nationale se morcelle comme la souveraineté : il n’y a plus en France que des seigneuries indépendantes et des parlemens de barons. Tous ces grands feudataires, usurpateurs des droits régaliens, tiennent leurs assises semi-judiciaires, semi-politiques, aux bonnes fêtes de l’année ; ils ont leur cour où les vassaux sont convoqués pour renouveler l’hommage, pour apporter des présens et pour entendre l’exposé des entreprises que le suzerain médite. Le droit de délibérer et de discuter sur les intérêts généraux s’exerce dans des conditions différentes, mais il n’est point aboli ; on dirait au contraire que le triomphe de l’oligarchie a donné plus de vigueur aux institutions représentatives, du moins sous leur forme aristocratique ; l’action de la parole se fait sentir à ces assemblées avec une force et une liberté qui d’abord nous étonnent. Nous le déclarons sans paradoxe : il existe, même à l’époque féodale, une éloquence politique.

Dans les Assises de Jérusalem, où respire le pur esprit.de la féodalité, un seigneur qui a passé sa vie à se battre et à plaider, homme de guerre et homme de chicane tout ensemble, Philippe de Navarre, auteur d’une partie de ce remarquable écrit, vante l’habileté dont il a si longtemps fait preuve devant les tribunaux ; il cite avec orgueil les hauts et puissans personnages, ses maîtres dans l’art de persuader, qui, dit-il, par leur savoir, leur expérience, « leur sens aigu et subtil, ont acquis de grands biens, de grands honneurs et sont demeurés en bonne et durable mémoire. » Or ces barons et ces chevaliers, qui avaient blanchi dans le métier des armes, qui avaient assisté aux plus terribles batailles, aux plus fameux sièges de leur temps, et qui cependant tiraient vanité de leur adresse à soutenir une cause en justice, reconnaissant que les succès de parole avaient plus fait pour leur gloire et pour leur fortune que toutes leurs prouesses guerrières, est-il vraisemblable qu’ils aient dédaigné et négligé le talent, plus noble encore et non moins utile, de parler avec autorité dans les conseils d’affaires et de discuter victorieusement en pleine assemblée les questions politiques ? Les terribles batailleurs que nous décrivent les chansons de geste sont aussi de grands parleurs qui ont un goût naturel pour toutes les formes du discours public. Leur courage, comme celui des Gaulois, ne saurait se passer d’esprit. C’est un héroïsme de noble race à qui ne suffisent pas les stimulans grossiers, les impulsions vulgaires : il se détermine par des mobiles plus relevés ; il veut qu’on lui parle la langue de la raison et de l’honneur, Quelque gloire qui s’attache aux grands coups frappés par un bras vigoureux, cette supériorité matérielle est loin