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Observons l’aspect général des choses romaines et la situation que nous décrivent les historiens de l’empire : ce premier regard ne nous fait voir, à Rome et dans les provinces, ni l’absence ni l’impuissance de la parole politique. Si le Forum se tait, il existe au sénat une opposition peu nombreuse, mais opiniâtre, sur qui le monde a les yeux fixés, dont les journaux publient les protestations ou signalent l’abstention. Les révoltes des provinces, les séditions de l’armée, l’élévation et le renversement des empereurs commencent et finissent par des discours ; dans ces violentes émotions de la vie publique, c’est l’éloquence qui excite et c’est elle aussi qui apaise. Cérialis reproche aux Lingons et aux Trévires de trop aimer les belles paroles et de se plaire aux déclamations factieuses ; le projet du soulèvement des Gaules est mis en discussion dans l’assemblée des états convoquée à Reims en l’an 70 : des orateurs véhémens et populaires conseillent l’appel aux armes ; les sages leur répliquent, et le parti modéré l’emporte. Il n’est pas un événement grave, pas une circonstance critique de la vie civile ou militaire qui ne fournisse à l’éloquence une occasion. L’auteur inconnu du Dialogue sur les orateurs a dit que l’empereur Auguste avait tout pacifié, y compris l’éloquence. Le mot reste vrai, bien qu’on ait le tort d’en forcer la signification. Pacifier n’est pas supprimer. Ce que l’empire a détruit c’est la toute-puissance et l’extrême liberté de la tribune aux harangues. Le monde romain, gouverné sans bruit par la pensée d’un seul, cessa de recevoir l’impulsion des tempêtes que la parole avait si longtemps soulevées sur le Forum. Mais l’éloquence n’est pas réduite à l’alternative d’être tout ou de n’être rien : souple comme la liberté, elle prend mille formes ; elle s’accommode aux situations difficiles et se fait une place dans les constitutions les plus sévères. L’expérience des temps modernes a démontré cette vérité : un examen un peu attentif de l’organisation politique de l’empire la mettra en pleine évidence.

M. Duruy, dans sa belle Histoire des Romains, a récemment établi un point très important, mal connu jusque-là ou mal jugé : nous voulons dire l’immense développement, l’existence forte et prospère des libertés municipales sous le gouvernement des empereurs. Jamais peut-être le régime intérieur des cités ne fut aussi libre, aussi largement constitué qu’à cette époque ; jamais le monde, considéré dans son ensemble, ne posséda aussi sûrement et n’apprécia par une jouissance plus longue et plus tranquille les avantages attachés à ce régime. Selon le mot de l’historien, la monarchie impériale était une agrégation de communautés républicaines. Pourvu qu’on respectât l’autorité supérieure du légat