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une mortification qui se traduisit par un regard irrité à l’adresse de son rival inconnu. L’alcade descendit, ramassa l’argent et tendit à don Rodriguez son once d’or que celui-ci repoussa d’un geste dédaigneux, puis, au milieu du silence général, il présenta George Willis à la jeune fille.

Sans mot dire, don Rodriguez s’apprêtait à quitter la salle. L’étranger avait tout observé, et au moment où le planteur franchissait le seuil, il l’arrêta d’un geste familier : — Vous êtes généreux, don Rodriguez. — Ainsi interpellé, don Rodriguez toisa son interlocuteur avec une nuance de dédain et passait sans répondre, lorsque l’autre ajouta en ricanant : — Il faut ne pas la connaître pour payer une once d’or le privilège de danser avec cette... — Il n’acheva pas ; la main nerveuse et souple du jeune homme s’abattit sur son bras et le serra comme un étau.

— C’est de dona Mercedes que tu parles, Harris ?

— Oui, répondit-il en essayant de dégager son bras. Je l’ai reconnue et je ne m’y trompe pas. J’étais troisième lieutenant à bord du navire qui l’a ramenée de Mexico à Charleston en 1865. J’en sais long, et elle ne mérite pas qu’un galant homme comme vous se fasse insulter publiquement.

— Ceci me regarde, interrompit don Rodriguez avec hauteur, mais je te défends de dire un mot contre dona Mercedes. Tu me connais, et tu sais que, si je ne pardonne pas une injure, je ne permets pas qu’on attaque une femme.

— On se taira, répliqua Harris en haussant les épaules et suivant des yeux don Rodriguez, qui s’éloignait.

Pendant cette courte scène, Mercedes observait avec un étonnement mêlé de curiosité le jeune Américain qu’elle voyait pour la première fois.

— Je vous remercie pour nos pauvres, monsieur.

— N’en faites rien, mademoiselle, répondit simplement George Willis, dont le sang-froid ne se démentait jamais. Je vous avoue que je ne pensais pas à eux. Arrivé ici avant-hier avec mon cousin, je désirais vous être présenté par notre ami, le curé Carillo. Ce n’était pas facile au milieu d’une fête, et j’ai saisi l’occasion...

— Aux dépens de don Rodriguez ?

— Ah ! oui, c’est vrai, j’oubliais aussi don Rodriguez.

Mercedes sourit : — Vous oubliez les pauvres, puis don Rodriguez ; mais vous êtes, je le vois, peu au fait des usages de Mérida. Je vous dois telle danse qu’il vous plaira de choisir.

— Ah ! mais je ne danse pas.

— Vraiment !

— Non... Je désirais vous voir, causer avec vous, vous présenter