Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/607

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ésope à la cour ! ce seul titre rappelle immédiatement une histoire charmante de l’antiquité orientale, une histoire racontée il y a bien des siècles par le sage indien Pilpay et rajeunie par La Fontaine. Relisez la fable X du Xe livre, où La Fontaine nous montre « comme un roi fit venir un berger à sa cour, » Le poète ajoute avec sa malicieuse naïveté :

Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.


Je le crois bien. Vous figurez-vous un berger à la cour de Louis XIV ! un berger appelé dans les conseils de Louis XIV pour l’aider à gouverner l’état ! un berger que Louis XIV avait jugé digne d’être premier ministre en le voyant conduire son troupeau !

Ce roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du berger, de très notables sommes.
Le berger plut au roi par ces soins diligens.
Tu mérites, dit-il, d’être pasteur de gens :
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes.
Je te fais juge souverain.


Comment résister à pareille tentation ? Vainement l’ermite, son voisin, l’avertit du péril, l’engage à se défier des caprices du roi, des perfidies de la cour ; le voilà grand juge et favori du monarque. L’ermite avait eu raison. Mainte peste de cour finit par le rendre suspect au maître. On l’accuse d’avoir pillé le trésor public :

Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix :
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre et rendit bien surpris
Tous les machineurs d’impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L’habit d’un pasteur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, pannetière, houlette,
Et, je pense, aussi sa musette.
— Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais
N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,
Je vous reprends ; sortons de ces riches palais,
Comme l’on sortirait d’un songe !


Boursault avait lu comme tout le monde ce petit chef-d’œuvre de grâce, de raison, de poésie. Quand l’idée lui vint de conduire Ésope à la cour, il trouva dans ce récit charmant le cadre naturel de son drame. En ce temps-là même, au moment où Boursault composait sa pièce, Fénelon empruntait à la tradition orientale le sujet d’où La Fontaine avait tiré la fable du berger et du roi, et il écrivait l’Histoire d’Alibée. Alibée est un jeune berger que le grand roi de Perse, Schah-Abas, rencontre dans la campagne, un jour que, parcourant son royaume incognito, il avait voulu interroger les