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que jamais homme n’a eu tant de peur que j’en eus pendant les trois premières représentations… » Ainsi commence une lettre où Boursault raconte à sa femme, — à sa chère Michelon, comme il l’appelle[1], — les péripéties de la bataille. Rappelez-vous les émotions du poète au cinquième acte de la Métromanie. Boursault était aussi agité que le personnage de Piron. Les trois premiers jours, il y eut une vraie lutte au parterre. Les uns applaudissaient, les autres murmuraient. Murmures ou bravos, qu’est-ce qui devait l’emporter ? Pour triompher de la malveillance, Boursault eut l’idée de composer une fable suivie d’une apostrophe en vers aux siffleurs. Le grand acteur comique du temps, Raisin, qui jouait admirablement le rôle d’Ésope, s’était chargé de débiter cette fable et de lancer cette apostrophe avec l’autorité de son talent. « Grâce au ciel, continue Boursault, on ne fut obligé de dire ni l’apostrophe ni la fable. Il y eut tant de monde à cette quatrième représentation et l’applaudissement fut si général que nous fûmes au moins aussi contens des auditeurs que les auditeurs le furent de nous ; et ce jour-là la pièce s’affermit si bien qu’elle n’a pas chancelé depuis. »

Boursault ne devait plus raconter des émotions de ce genre. L’aimable comédie intitulée les Fables d’Ésope ou Ésope à la ville est de l’année 1690 ; la dernière de ses œuvres, Ésope à la cour, comédie héroïque, fut représentée le 16 décembre 1701. L’auteur était mort le 15 septembre de cette même année, trois mois avant le triomphe de la pièce qui est la suite et le complément de la première.

La ville, la cour, vous retrouvez ici le double sujet d’études cher au XVIIe siècle.

Étudiez la cour et connaissez la ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile ;


c’est Boileau qui l’a dit. Molière a étudié la cour et la ville ; il a instruit, amusé, raillé la ville et la cour. Que peint La Bruyère dans ses gravures à l’eau-forte ? Des portraits de la cour et des portraits de la ville. Boursault, ayant eu la fantaisie de mettre en action les fables d’Ésope, avait placé la scène dans une ville de Lydie, à Cyzique, chez son excellence le gouverneur Léarque, et là il avait fait défiler devant nous tous les originaux du pays, des originaux que le XVIIe siècle, on l’a vu, pouvait réclamer à plus juste titre que l’empire du roi Crésus. L’idée lui devait venir naturellement de nous montrer Ésope, non plus dans un chef-lieu de province, mais à Versailles, je veux dire à Sardes, auprès du roi, du grand roi, et des nobles seigneurs qui composent sa cour.

  1. Boursault avait épousé Mlle Michelle Milley. On ne sait si elle était de Mussy-l’Évêque, de Paris, ou de Montluçon.