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REVUE DES DEUX MONDES.

Dans l’histoire des végétaux utiles à l’homme et de leurs migrations, Cypre a donc sa place et sa page marquée ; mais ce ne sont pas là les seuls germes que Cypre ait reçus pour les transmettre, ce ne sont pas les seuls qui, nés en Orient, avant de s’envoler au-delà des mers, vers l’Occident lointain, aient mis à profit, pour s’aguerrir et se fortifier, l’hospitalité de cette terre et l’opportunité de ses rivages. La même route a été suivie, avec les mêmes étapes, par certaines conceptions religieuses, accompagnées des formes sensibles dont l’art se servait pour les traduire aux yeux. Cypre est l’un des points où ces conceptions, enfantées par l’imagination sémitique, ont le plus fortement agi sur la Grèce aryenne ; elles s’y sont modifiées profondément par ce contact intime et prolongé, ainsi que les symboles qui les exprimaient ; puis, sous cette forme mixte et composite où chacune des deux races avait mis quelque chose de son propre génie, elles ont rayonné au dehors, elles se sont répandues dans tout le monde hellénique, étrusque et latin, dans tous les pays riverains de la Méditerranée. Cypre a donc joué dans l’histoire des idées religieuses et de l’art qui les interprète un rôle analogue à celui que nous avons essayé de définir par l’énumération des plantes nourricières et textiles que l’Asie a données à Cypre et que Cypre a données à l’Europe. C’est ce rôle que nous entreprendrons de faire connaître dans une prochaine étude ; la tâche nous est facilitée par les découvertes récentes dont Cypre a été le théâtre ainsi que par le déchiffrement de ses inscriptions restées si longtemps mystérieuses. Les textes des auteurs, que le savant Engel a rassemblés et rapprochés avec tant de soin et de sagacité, ne fournissaient au sujet de la civilisation cypriote que des renseignemens bien incomplets, surtout pour les périodes reculées ; quant à sa plastique, à peine en devinait-on l’existence ; on eût été fort embarrassé pour en indiquer les caractères. Les rares ouvrages de ses artistes que le hasard avait conduits en Occident y étaient confondus avec des objets de provenance toute différente. Aujourd’hui, Cypre est représentée dans tous les grands musées de l’Europe par de nombreux monumens figurés d’origine certaine, qui forment déjà des séries très riches. Des ruines et des nécropoles de l’île, il est sorti, depuis une vingtaine d’années, tout un art cypriote très curieux et très particulier dont Winckelmann n’avait aucune idée et dont Gerhard lui-même, mort en 1867, ne soupçonnait pas encore tout l’intérêt et toute l’importance historique.

George Perrot.