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sujet. Différens indices conduisent pourtant à croire que dans les siècles de prospérité, sous les Lusignans comme sous les proconsuls romains, les premiers Ptolémées ou les rois de Perse, Cypre ne devait guère posséder et nourrir moins d’un million d’habitans. Elle ne les reverra pas de sitôt, quels que puissent être les mérites et l’action bienfaisante de ses maîtres anglais. L’administration turque, — si tant est que ce substantif et cet adjectif puissent marcher de compagnie, — quand elle a pesé pendant trois siècles sur un pays, laisse derrière elle des traces que n’effacent point quelques années de juste et sage gouvernement.

En tout cas, le peuple de Cypre va commencer à remonter la pente que, depuis la fin du moyen âge, il n’a pas cessé de descendre. Le terme est atteint de cette décadence dont nous avons indiqué les causes et marqué les degrés. C’est une ingrate histoire, pénible à raconter, comme celle de toutes les vieillesses et de tous les déclins ; mais il fallait bien conduire jusqu’à l’heure présente l’esquisse commencée, il fallait dire comment s’était évanouie, par la faute des hommes, une richesse dont la nature semblait avoir fait presque tous les frais, une prospérité si longue et si brillante, qui remontait jusqu’aux âges les plus reculés, qui s’était maintenue sous des régimes si divers, qui s’était, après de rudes assauts, relevée et réparée, à plusieurs reprises, comme si rien n’eût pu la détruire.

Ce qui ressort de cette étude, c’est l’originalité et l’importance du rôle que Cypre a joué de tout temps dans cette lutte de l’Orient et de l’Occident, qui remplit à elle seule presque toute l’histoire du genre humain, jusqu’au jour où le monde s’est élargi par la découverte de l’Amérique et des chemins maritimes qui menaient vers l’Inde, la Chine et le Japon. Cette importance, elle ne l’a point due à son peuple, race mêlée dont le génie a été de bonne heure énervé et comme engourdi par les caresses de la nature, par trop d’aisance et de bonheur. Terre grecque, non-seulement elle n’est pas représentée dans l’histoire de la civilisation hellénique par quelque grande école de poètes ou d’artistes, comme Lesbos, Chios ou Samos ; mais encore, malgré son étendue et sa population, elle compte moins, à ce point de vue, qu’Égine ou que Thasos. Elle n’a pas produit un seul grand écrivain, un seul peintre ou un seul sculpteur éminent. Son seul philosophe, Zénon, est une exception tellement isolée, tellement unique, que l’on pourrait presque le passer sous silence.

L’importance de Cypre a été d’un autre ordre, son rôle d’un autre caractère. L’île est située sur la route qu’ont suivie, en sens contraire, des empires et des peuples qui ont passé leur temps à se