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quatre heures, et jamais elle ne perd la terre de vue. Des navigateurs comme les Phéniciens, de bonne heure enhardis à des courses bien autrement lointaines et dangereuses, devaient regarder une pareille traversée comme un jeu d’enfant.

L’île a une forme très particulière. Les anciens la comparaient à une toison étendue sur le sol ; mais ils n’avaient pas de bonnes cartes à leur disposition, et, comme le prouve plus d’un exemple, ils se faisaient souvent une idée fort inexacte des dimensions et de la figure des pays qu’ils connaissaient le mieux. L’image dont se sert M. von Loeher pour définir cette même forme est plus triviale, mais elle est bien autrement juste : on s’en convaincra par le moindre coup d’œil jeté sur la carte. Cypre, dit-il, ressemble à un jambon dont l’os ou le manche serait représenté par cette étroite et longue saillie de la chaîne septentrionale qui vient finir au cap Saint-André. En tout cas, ce qu’il importe ici de saisir et de marquer, ce n’est pas tant le dessin plus ou moins bizarre du contour extérieur que la nature du terrain compris dans ce périmètre et la manière dont s’y répartissent les cours d’eau, les plaines et les montagnes.

À ce point de vue, l’île se partage en trois régions d’étendue et de richesse inégale, mais dont les caractères sont bien tranchés. Au centre s’ouvre une grande plaine, dont le nom même, Mesoria (au milieu des montagnes), indique la situation. Les eaux qui l’arrosent vont les unes vers l’est, au golfe de Salamine, les autres vers l’ouest, à celui où s’élevait jadis Soloi. La plaine est ainsi formée de deux bassins adossés l’un à l’autre et dirigés en sens contraire ; le principal, celui de l’ancien Pediæs, aujourd’hui Pidias, regarde l’orient. Cette plaine traverse donc l’île de part en part : elle a dans sa plus grande largeur de vingt à vingt-cinq kilomètres ; en y comprenant le terrain plus élevé qui sépare les deux bassins opposés, elle mesure à peu près vingt-cinq lieues de longueur. Elle était connue dans l’antiquité sous le nom de la bienheureuse ἡ μαϰαρία (hê makaria). Aujourd’hui encore, les voyageurs sont unanimes à en vanter la fertilité, à célébrer la beauté et la variété de la végétation qu’elle étale aux regards partout où la main de l’homme a pris la peine de confier au sol quelques plants ou quelques semences. Par sa couleur et même, dit-on, par sa composition chimique, le noir limon qu’y déposent les crues annuelles du Pidias rappelle celui du Nil. Dans les parties les plus creuses de la vallée, la couche d’humus qui s’est ainsi accumulée de printemps en printemps a jusqu’à six et sept mètres de profondeur ; partout, jusqu’aux premières pentes de la montagne, elle est assez épaisse pour satisfaire aux besoins des cultures même les plus exigeantes. Afin de tirer parti de ce trésor, il faudrait des bras, il faudrait quelque prévoyance. Les pentes ne sont pas rapides ; rien ne serait plus aisé que de diriger le cours du fleuve et d’en