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L’ÎLE DE CYPRE.

consfield, mais ne l’ont pas troublé. Sans attendre le vote qui devait le venger de toutes ces attaques en lui assurant une des plus fortes majorités que, depuis bien longtemps, chambre anglaise ait vu se prononcer en faveur d’un ministère, il a commencé par se venger lui-même, en artiste, du plus illustre et du plus passionné de ses adversaires. Sa lettre à M. Gladstone est un chef-d’œuvre d’ironie insolente et dure, un peu brutale peut-être, dans le goût de Swift. En une demi-page, elle vaut mieux que tous les longs romans de son noble auteur. Supposez une histoire rapide des lettres et de la tribune anglaises où la place manquerait pour transcrire des discours tout entiers et où l’on voudrait pourtant esquisser le portrait du premier ministre actuel, donner une juste idée de son style oratoire et de sa manière ; on ne pourrait mieux faire que d’y citer cette épître hautaine. Certes elle ne suffirait pas à montrer sous toutes ses faces ce talent si multiple et si varié, ce personnage étrange et brillant que son origine et ses débuts littéraires ne semblaient pas désigner comme le futur chef du parti conservateur et l’homme d’état qui serait appelé, dans une heure difficile, à relever par sa décision et sa hardiesse l’ascendant ébranlé de l’Angleterre ; mais elle ferait du moins connaître un des secrets de son invraisemblable fortune, elle permettrait d’apprécier l’entrain mordant de son esprit, la puissance de cette verve caustique qui l’a rendu si précieux à son parti, si redoutable, dans les débats parlementaires, même aux mieux doués et aux plus éloquens de ses contradicteurs.

Servi par ces dons heureux et porté par le succès, lord Beaconsfield a de plus, en ce moment, conscience d’être dans la vraie tradition anglaise ; il se sent l’héritier et le continuateur de ces fières et fortes générations qui, à force de fatigues, d’argent et de sang, ont, en moins de deux siècles, fondé le plus grand empire que le monde ait vu depuis celui de Rome. Le conquérant de Cypre fait donc semblant de ne pas entendre les objections qui l’embarrasseraient ; les autres, il les réfute victorieusement, avec une abondance de raisons et d’idées qui éblouit, avec des accens qui font encore vibrer la plupart des cœurs anglais ; il monte au Capitole, où l’accompagnent des acclamations qui peuvent couvrir, à force de bruit, la voix des mécontens. Il aurait peine pourtant à trouver, même dans son parti, beaucoup de personnes qui poussent aussi loin que lui l’optimisme ; ceux même qui, tout compte fait, applaudissent à sa conduite, ne se dissimulent pas que l’Angleterre vient de prendre là une grave responsabilité. Suivant les circonstances et surtout suivant que seront plus ou moins fermes et sûres les mains entre lesquelles le pouvoir passera par le jeu naturel des institutions, l’occupation de Cypre et les garanties accordées à la Turquie peuvent devenir pour l’Angleterre l’occasion d’un nouveau