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la Turquie. S’il livrait le monde à la Sémiramis du nord, s’il le livrait sans hésitation et sans vergogne, c’est qu’il croyait voir des peuples nombreux affranchis du joug du fanatisme et de la tyrannie, les sciences et les arts rappelés dans leur terre natale, toutes les cités mortes, depuis Byzance jusqu’à Tyr et Palmyre, rendues à la vie, et « la gloire de l’ancien Orient effacée par la gloire de l’Orient ressuscité. » Cobden n’a ni ces sublimes visions de l’avenir, ni ce culte puéril du passé ; l’homme qui plus tard devait solennellement déclarer que le moindre numéro du moindre weekly-paper contenait plus de choses instructives et sérieuses que toute la littérature ancienne depuis Homère jusqu’à Platon est à l’abri, on s’en doute bien, des élans rétrospectifs vers l’antiquité, et n’a cure ni de Tyr ni de Palmyre. Ce n’est pas que l’hypothèse de Constantinople devenue capitale russe ne parle un moment à son imagination et ne lui arrache quelques accens émus. « Le sérail du sultan serait de nouveau converti en un palais de monarque chrétien : l’impudicité du harem disparaîtrait en présence d’une impératrice chaste ; les murs qui aujourd’hui entendent seulement la voix de l’eunuque et de l’esclave, et ne voient que des actes de violence et de déshonneur, retentiraient alors des pas des voyageurs et des voix des savans, ou contempleraient la réunion de belles femmes, aux âmes élevées, de haut lignage et de manières accomplies, les compagnes vertueuses des ambassadeurs, des touristes et des marchands de toutes les capitales de l’Europe. » Toutefois, le manufacturier de Manchester ne s’attarde pas à ces contemplations. La renaissance de l’Orient ne le préoccupe guère, elle lui semble même au fond très douteuse, et s’il avait qualité pour cela, volontiers il démontrerait aux Russes qu’ils font une très mauvaise spéculation. Mais toutes ces affaires ne le regardent pas, comme elles ne doivent en rien regarder ses compatriotes. Que le tsar et le padichah s’arrangent comme ils veulent, comme ils peuvent, pour lui il ne voit dans le monde que la Grande-Bretagne, dans la Grande-Bretagne que l’Angleterre, et dans l’Angleterre que quatre comtés. « Les comtés de Lancashire, de Yorkshire, de Cheshire et de Staffordshire, ces quatre districts manufacturiers peuvent, grâce à leur richesse acquise, à l’habileté et à l’industrie de leur population, aux ressources naturelles de leur petit territoire, défier à tout moment et avec succès tout l’empire russe ! »

Dans cette exaltation des quatre comtés, de leur industrie et de leurs ressources, Cobden n’oublie que deux choses. C’est d’abord qu’une nation civilisée a encore d’autres instincts à satisfaire, d’autres buts à poursuivre que la seule accumulation des richesses matérielles ; c’est ensuite que toute richesse acquise a besoin de sécurité, que tout capital exige un coffre-fort, une police, une justice