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des visées du gouvernement russe, elle saluait dans le moujik le grand consommateur de l’avenir, et inclinait à respecter le principe de conquêtes comme le produit indigène et légitime du vaste empire des tsars. Il est on ne peut plus significatif à cet égard que le premier début de Richard Cobden dans la carrière publique ait été une éclatante manifestation en faveur des projets séculaires de la Moscovie sur le Bosphore. Le futur promoteur de l’Anti-Corn-Law League et du free-trade n’était encore en 1836 qu’un simple « manufacturier de Manchester » que déjà il lançait un pamphlet étrange sur la Russie[1]qui, après n’avoir d’abord fait qu’étonner et scandaliser les esprits, n’en a pas moins fini par exercer une influence considérable, décisive sur les foules inconscientes, en Angleterre aussi bien que sur le continent. Ainsi qu’il advient si souvent des vérités ou des erreurs mises en circulation et acceptées par les masses, bien des gens se passent aujourd’hui, en matière de politique internationale, les opinions de l’illustre pamphlétaire anglais, sans regarder au millésime, et sans se préoccuper de l’effigie effacée par l’usure. Les idées préconisées par Cobden en 1836 ont pénétré dans les couches les plus diverses de la société contemporaine ; on les retrouve dans les meetings populaires de Saint-James’Hall comme dans les discours dont retentissent les voûtes majestueuses de Westminster, dans la polémique des journaux et des brochures comme dans les graves débats des corps constitués ou savans. L’écrit du « manufacturier de Manchester » est devenu en un mot aussi caractéristique pour les vues de l’école des économistes sur le problème oriental que l’a été, à la fin du dernier siècle, le livre déjà mentionné de M. Volney pour l’école des philosophes et des libres penseurs.

Que la distance est grande pourtant entre ces deux manifestes du philosophe et de l’économiste ! Que l’idéal humain paraît rapetissé, que le cœur humain semble s’être rétréci dans ce court espace de temps qui sépare l’année 1788 de l’année 1836 ! Si bizarre, si chimérique, si absurde même que soit le raisonnement de Volney sur la question d’Orient, on est forcé de reconnaître qu’il découle de cette source commune d’idées généreuses et sympathiques qui furent l’illusion aussi bien que l’honneur de la vieille société à l’heure de son tragique écroulement. Une foi naïve, aveugle, dans la bonté de notre nature, dans la perfectibilité de notre race, dans la grandeur de nos destinées, telle était la dernière religion de l’ancien régime à la veille de 1789[2], et c’est de cette foi que s’inspirait également l’auteur des Considérations sur la guerre actuelle contre

  1. Russia, by a Manchester Manufacturer. Edinburgh, 1836.
  2. Voyez le beau chapitre intitulé la Propagation de la doctrine dans l’ouvrage de M. Taine sur l’Ancien régime, notamment p. 388 seq.