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dans cette cause, — quitte à s’apercevoir après chacune de ses campagnes d’enthousiasme, et non sans étonnement, que son « libéralisme » avait surtout servi les desseins du despote du nord, et que sa sainte colère avait fait les affaires de la sainte Russie.


II

« Comment l’Angleterre, comment cette nation philosophe et libre peut-elle se faire le soutien du despotisme et de l’arbitraire russes ? » demandait en 1783, lors de l’incident de Crimée, M. d’Adhémar, au principal secrétaire d’état de sa majesté britannique[1], et certes il y a de l’imprévu dans cette question adressée à l’illustre chef des whigs, au « généreux » Fox, par l’ambassadeur d’un roi absolu de France… Mais les philosophes de la France elle-même ne s’étaient-ils pas faits, eux aussi, et de bonne heure, les soutiens du despotisme et de l’arbitraire russes, et n’avaient-ils pas chanté à l’intonation de leur grand-prêtre : Te Catharinam laudamus, te Dominam confitemur[2] ? N’avaient-ils pas montré un égal enthousiasme pour le partage de la Pologne et pour l’idée du partage de la Turquie, sans pouvoir trouver d’autre grief aux Polonais que celui d’adorer la sainte Vierge, d’autre crime aux Ottomans que celui de ne pas aimer les beaux-arts[3] ? Il est juste de reconnaître que la France d’alors, malgré les diatribes de ses encyclopédistes, ne laissa pas pourtant de demeurer quelque peu mustapha[4], et ne voulut pas prendre au sérieux les frivoles argumens de Voltaire en faveur de la croisade orthodoxe de 1768. Il en fut tout autrement de l’écrit que fit paraître vingt ans plus tard M. de Volney, et qui eut l’importance d’un véritable événement politique. Volney venait de faire un long séjour en Égypte et en Syrie, de publier un Voyage que portaient aux nues les amis et les commensaux de D’Holbach, et ses Considérations sur la guerre actuelle contre la

  1. Dépêche de M. d’Adhémar à M. de Vergennes, 18 juillet 1783 (Moniteur du 30 Juin 1855).
  2. Voltaire à Catherine, 30 octobre 1769.
  3. Voltaire à Frédéric (novembre 1772). « J’aimerais mieux que vous l’aidassiez (Catherine) à chasser du Bosphore ces vilains Turcs, ces ennemis des beaux-arts, ces éteignoirs de la belle Grèce… C’est parce que les Turcs ont de très bons blés, et point de beaux-arts, que je voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux associés… » Œuvres de Frédéric le Grand, vol. XXIII, p 224 seq.
  4. Expression de Voltaire dans sa lettre à Catherine, 18 mai 1770. — « Le sultan Mustapha, qui régnait depuis 1757, n’était point le personnage grotesque, le Grand Turc d’opéra buffa que Voltaire a voulu faire de lui. Il était économe, réfléchi, avide de gloire ; il possédait même quelques connaissances et tentait de réformer son empire. » Sorel, ubi suprà, p. 22.