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ce degré très modeste de développement, qu’il a fallu de guerres, de labeurs, d’initiations douloureuses ! En vérité, l’existence nationale ne serait pas ce qu’elle est le suprême bien de la terre, si pour l’acquérir il suffisait d’un simple arrêt des diplomates ; et que de foi enfantine dans cette supposition que l’Europe n’aurait eu qu’à prononcer tel jour le mot du Rédempteur à Béthanie pour appeler aussitôt à la vie politique les millions de Lazares, de lazzaroni et de Lazarilles couchés depuis des siècles dans le tombeau du Bas-Empire ! .. Quant à la doctrine si profonde et si sûre d’elle-même qui voit dans ces états minuscules, établis ou à établir sur les ruines de l’empire du padichah, autant de « barrières infranchissables à l’ambition russe, » l’histoire est là pour démontrer toute la candeur de ce singulier machiavélisme. Les états devenus indépendans comme la Grèce, la Serbie, la Roumanie ont-ils en rien arrêté, en rien ralenti le Moscovite dans ses entreprises contre le repos du monde, ne se sont-ils pas faits au contraire, et en toutes occasions, ses auxiliaires les plus ardens, ses lansquenets les plus dévoués ? Lors de la guerre de Crimée, le gouvernement d’Athènes n’a-t-il pas poussé son zèle pour le tsar jusqu’à braver les puissances de l’Occident ? C’était cependant un Byron et non un Pouchkine qui était allé mourir à Missolonghi, et parmi tant de milliers de « volontaires » accourus jadis de tous les coins de l’Europe pour offrir leur sang à la cause de Canaris et de Colocotronis on chercherait en vain un nom russe[1] ! Le comte de Beust s’était appliqué de toutes ses forces à faire retirer de Belgrade les garnisons turques, à procurer aux Serbes la satisfaction de voir disparaître de leur sol jusqu’aux derniers vestiges de la suzeraineté ottomane ; le comte Andrassy n’a pas été en reste de bons procédés et de bons services ; et toute cette idylle sentimentale avec M. Ristitch a fini par l’accueil frénétique fait, dans la vallée de la Sava, au général Tchernaïef ! C’est aux alliés de la guerre de Crimée que les principautés danubiennes sont redevables de leur union, à laquelle la Russie s’était opposée jusqu’au dernier moment ; les puissances de l’Occident crurent même faire merveille d’inventer une combinaison qui devait former un obstacle sérieux aux empiétemens du tsar dans l’avenir. Cela a-t-il empêché M. Bratiano de fonder des comités bulgares à Bukharest dès 1867, d’envoyer dix ans plus tard des troupes roumaines au secours du grand-duc Nicolas devant Plevna ? Et qu’on aurait tort, encore aujourd’hui, de compter sur un changement de dispositions à Bukharest à la suite des amertumes nées du différend

  1. L’empereur Nicolas n’admettait pas que ses sujets pussent aller s’enrôler dans une armée insurrectionnelle, toute sympathique que lui fût cette insurrection : aussi n’y eut-il pas un seul combattant russe dans les rangs des Hellènes pendant une lutte qui a duré près de dix ans. Les temps et les mœurs ont bien changé depuis en Russie.