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prêtée à tout ce qui pouvait modérer les vainqueurs, alléger la paix pour les vaincus, maintenir une certaine indépendance de l’Orient, assurer une satisfaction aux intérêts nationaux et religieux des populations ; elle n’a pris aucune responsabilité dans des combinaisons dont elle n’avait à juger ni l’origine ni le caractère définitif. La France est entrée libre au congrès, elle en est sortie libre, estimée de tous, autorisée par son désintéressement même à défendre des conditions de paix qui restent la dernière garantie de l’indépendance de l’Orient.

Que deviendra et que devient dès ce moment cette paix européenne de Berlin substituée à la paix russe de San-Stefano ? Ah ! ceci est une autre question qui n’a pas tardé à s’obscurcir de nouveau et qui semble aujourd’hui étrangement compliquée. Les difficultés étaient certainement inévitables ; elles dépassent peut-être tout ce qu’on avait prévu, elles se manifestent sous toutes les formes, même sous la forme de crises ministérielles dans divers pays plus ou moins engagés par leur politique, plus ou moins déçus dans leurs ambitions.

Le fait est que, si l’œuvre diplomatique de Berlin a été rapidement conduite par M. de Bismarck, si elle a été enlevée en un mois, l’exécution reste incertaine, incohérente, pleine de complications périlleuses. A peine est-on sorti des négociations et a-t-on cru avoir reconquis la paix définitive, la guerre s’est montrée de toutes parts. Elle menace de se rallumer ou d’éclater en pleine Asie, dans cette région de l’Afghanistan où la Russie et l’Angleterre sont près de se retrouver face à face ; elle est à peine déguisée dans les provinces ottomanes de l’Europe qui restent livrées tout à la fois aux rigueurs de l’occupation étrangère, aux menaces de retours offensifs et à l’anarchie intérieure, aux insurrections habilement fomentées. D’un autre côté, l’Autriche n’est arrivée à occuper la Bosnie et l’Herzégovine qu’en déployant toutes ses forces militaires, au prix d’une longue, d’une laborieuse et meurtrière campagne qui n’est peut-être pas finie, quoique l’empereur François-Joseph vienne de promulguer une amnistie en signe de paix. L’incertitude, le malaise et la lutte sont partout, le traité de Berlin n’est encore qu’une promesse, s’il n’est pas le prélude de nouveaux conflits.

C’est, dit-on, la faute de la Porte-Ottomane, qui oppose son inertie aux décisions du congrès ! Oui, sans doute, le Turc est toujours le grand coupable, c’est convenu ; mais en fin de compte, à y regarder de près, cette malheureuse Turquie, malgré son impuissance et son désarroi intérieur, n’est pas la dernière à s’exécuter. Elle a facilité aux Russes la prise de possession de Batoum, qui menaçait de résister. Elle a livré ses forteresses européennes, elle a livré les territoires qu’elle devait céder à la Serbie, à la Roumanie ; elle ne refuse pas de s’exécuter avec le Monténégro. Si l’entente prévue à Berlin pour l’occupation de la Bosnie ne s’est pas réalisée, si on ignore même encore aujourd’hui à Pesth, à Vienne comme à Paris et à Londres quel doit être le caractère définitif de cette